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23 octobre 2022

QUAND L'HISTOIRE PART EN VRILLE

La théorie de l'historionomie proposée par Philippe Fabry ouvre des perspectives insoupçonnées dans les études comparatistes. Les conservateurs dénoncent un système farfelu de rationalisation des coïncidences. Les cyniques l'accusent de prendre trop au sérieux la "psycho-histoire" de Isaac Asimov. Néanmoins, les curieux entrevoient la possibilité de mettre à l'épreuve d'autres schémas déterministes. Une tentation forte est notamment d'y confronter le modèle spirituel du Kaliyuga et les considérations progressistes de Yuval Noah Harari. Tentons l'expérience.


La représentation commune de l'histoire se concentre sur l'histoire nationale ou aréale. En Occident, nous distinguons un moyen-âge structuré par la féodalité, puis une renaissance et une époque moderne marquées par la construction nationale. Vient enfin une époque contemporaine qui voit le tiraillement entre logiques nationales et logiques impériales, sur une planète entièrement acquise à la civilisation. Cette vision se résume dans l'histoire linéaire en cinq temps que nous connaissons tous : préhistoire, antiquité, moyen-âge, renaissance et temps modernes. Les grandes dates qui structurent ce découpage sont l'invention de l'écriture vers -3300, la chute de l'Empire Romain d'Occident en 476, la découverte de l'Amérique en 1492 et la Révolution Française de 1789. Ces deux dernières bornes peuvent être débattues avec, d'une part, la chute de Constantinople, l'invention de l'imprimerie ou la prise de Grenade, d'autre part l'invention de la machine à vapeur ou le congrès de Vienne.


Les tentatives de construire une histoire mondiale sortent assez peu de ce schéma établi. Dans Sapiens [1], Harari propose une brillante synthèse des dernières analyses de l'historiographie contemporaine. Il brosse le portrait d'une humanité en constante quête de progrès, malgré une sédentarisation qui bride ses instincts. Il pose lui aussi des jalons linéaires dans l'histoire globale de notre civilisation : la révolution cognitive (fin du paléolithique), la révolution agricole (néolithique et protohistoire), l'unification de l'humanité (de l'antiquité aux Grandes Découvertes) et enfin la révolution scientifique (toujours en cours depuis la renaissance). Surtout, il affirme que cette ascension civilisationnelle repose sur trois moteurs : la religion, la monnaie et l'empire. Par leur aspiration à l'universel et leur rôle d'interface, le prêtre, le marchand et le soldat seraient les enfants nés sous X de Prométhée. Cette thèse est probablement l'outil conceptuel le plus stimulant de l'œuvre de Harari.


Depuis 2016, Philippe Fabry développe une alternative rafraîchissante. Son "historionomie" [2] se donne pour objet d'explorer et d'axiomatiser l'approche comparatiste. L'approche comparatiste vise à dégager des lois générales en constatant la répétition de certains types de faits historiques. Ses travaux aboutissent à une lecture déterministe de l'histoire, d'une cohérence troublante. Son œuvre est résolument pluridisciplinaire et emprunte ses outils à l'anthropologie, à la sociologie, à l'économie, aux relations internationales, et plus fondamentalement à la géographie - comme cette étrange trouvaille qu'est la thalassographie articulée de Cosandey.


Une description succincte de ses thèses sera forcément incomplète. Retenons que l'histoire est une succession de cycles de croissance et de déclin d'environ 1600 ans. Ces cycles sont animés par la compétition interne et externe de cinq civilisations, dans un espace suffisamment connecté pour former un système-monde. Les acquis résiduels, malgré la chute de la civilisation, permettent une augmentation de l'échelle lors du cycle suivant. On distingue ainsi un premier âge, de la sédentarisation en Méditerranée Orientale à la crise de l'âge du bronze. Un deuxième âge suit, depuis l'âge sombre hellénistique jusqu'à la chute de Rome. Nous vivons actuellement les derniers siècles du troisième âge, avant le prochain grand effondrement que beaucoup prophétisent.




Le modèle historionomique de Fabry est extrêmement riche. Il fonctionne par des systèmes d'engrenage passionnants, comme la course thalassocratique, le monothéisme politique, ou encore l'impérialisme revanchard. Les cinq civilisations qui animent le modèle ont des caractéristiques très marquées. La civilisation A est le regroupement dans la même aire culturelle d'unités politiques de tailles standard et en concurrence permanente : Grèce antique, puis Europe occidentale. La civilisation B est une émanation coloniale de la civilisation A dont l'échelle l'inscrit d'emblée dans une construction impériale : Rome, puis Etats-Unis d'Amérique. La civilisation C est une religion prosélyte qui apparaît dans le carrefour eurasiatique avant de s'étendre : judaïsme mosaïque, puis islam. La civilisation D est l'empire du centre du monde, trop inertiel pour être source d'innovation : avatars de la Perse, puis des empires turco-mongols. Enfin, la civilisation E est l'état unitaire de taille supérieur sous influence de la civilisation A et sous menace de la civilisation D : Macédoine, puis Russie.


De façon plus déterminante, la pierre angulaire de son système est la distinction entre histoire contingente et histoire nécessaire. L'historionomie n'établit pas la répétition d'évènements, mais la répétition de situations. Les grands hommes, leurs œuvres et leurs batailles sont contingents. Ils dessinent une progression avec un fort facteur aléatoire. Les tendances de fond sont nécessaires : expansions, structurations politiques, ères de domination forment des passages obligés de la civilisation. L'histoire contingente n'est que la trajectoire inopinée qu'a pris la réalité entre deux bornes de passage de l'histoire nécessaire. Par exemple, l'Angleterre moderne étant la première nation européenne à achever son processus de révolution nationale au XVIIe siècle, il était nécessaire qu'elle s'impose à ses rivaux comme thalassocratie hégémonique près d'un siècle plus tard. Que ce soit l'épopée napoléonienne qui vienne consacrer cette situation n'est qu'un épisode contingent : Napoléon aurait pu s'appeler Maurice et perdre à Hanovre plutôt qu'à Leipzig. "On serait retombé sur nos pattes" dirait l'historien du droit avec un léger accent toulousain.


Ces barrières de péages de l'histoire nécessaire semblent baliser quatre grands tronçons sur l'autoroute des âges. Un âge historionomique se décompose en effet en quatre phases inégales. Il débute par l'effondrement du système-monde précédent et une longue période de trouble, d'abord sur un mode tribal, puis sur un mode féodal, sur fond d'expansion de la Civilisation C - siècles obscurs grecs, Occident médiéval. Il se poursuit par la construction progressive des structures nationales de la Civilisation A, stimulée par la confrontation avec la Civilisation D et dont la poussée coloniale accouche de la Civilisation B - Grèce classique, renaissance élargie au bas moyen-âge. Ces tendances aboutissent à une phase de cristallisation du nouveau système-monde, où la thalassocratie hégémonique de la Civilisation A va contenir (ou fertiliser) la Civilisation E avant d'abandonner sa position dominante à la civilisation B - période hellénistique, époque industrielle. Enfin, le triomphe impérial de la Civilisation B impose une stagnation régressive - Empire Romain, hégémonie américaine en préfiguration.


Etonnamment, cette description entre en résonnance avec les préceptes du Maha-yuga. La cosmogonie hindoue propose l'idée d'une progression cyclique des âges, dénommée le cycle des yugas. Ce dogme est vulgarisé depuis peu en Occident par une certaine frange décliniste, mais avait déjà été introduit dans nos contrées par les travaux de Guénon sur la tradition primordiale. Le Maha-yuga a d'ailleurs des similitudes avec le mythe de l'âge d'or occidental, en présentant l'avantage d'être mieux structuré. Ainsi les Hindous croient en une chronologie en quatre temps, du Kritayuga au Kaliyuga, chaque étape éloignant l'humanité de son essence spirituelle.


La métaphore des saisons est fréquemment utilisée comme parabole. L'humanité passe donc de son printemps à son hiver, en attendant le nouveau printemps. Notre étude ne vise pas à mêler les visées spirituelles hindouistes avec l'exigence de rationalité de l'historionomie. Simplement, les convergences de forme semblent intéressantes. L'âge historionomique ne présente-t-il pas un cycle saisonnier complet, de l'hiver de l'âge sombre à l'automne impérial décadent ? Poussons donc la comparaison. La première phase historionomique est une véritable dissolution civilisationnelle, où les bases de la coopération à grande échelle hibernent en attendant le printemps. Seule la deuxième phase permet le bourgeonnement printanier et la fertilité de la construction nationale. La moisson se déroule en troisième phase,  dans la joie des grandes découvertes et le fracas des grandes guerres estivales. Puis vient la morose décadence automnale, lorsque les belligérants, las, se rangent sous la coupe d'un empire, non moins las.


Par conséquent, le modèle historionomique ne donnera jamais son plein potentiel sur une frise linéaire. La flèche à spirales paraît bien mieux expliciter les respirations cycliques du système fabrysien. Sur cette proposition modélisée de manière très artisanale, chaque âge se lit du zénith d'une boucle au zénith de la boucle suivante. Nous ne doutons pas qu'un graphiste saura proposer un modèle 3D bien plus intuitif. Il s'agit d'une réinterprétation des catégories formelles du Maha-yuga. Chaque âge est figuré visuellement par son hiver, son printemps, son été et son automne.


Détaillons pour l'exemple le deuxième âge, le seul historiquement fiable et achevé. La descente de la boucle hivernale vers son nadir symbolise parfaitement les deux temps des siècles obscurs. Elle montre d'abord le recul et la chute causés par le chaos des invasions doriennes. Elle indique ensuite le sens retrouvé des coopérations et la reprise globale du progrès lors de l'époque archaïque. Le printemps rectiligne représente la phase historionomique la plus constante, celle de l'accomplissement des cités-états et de l'expansion de l'âge classique. Mais voilà que l'histoire renoue avec le déséquilibre, cette fois dans un été ascendant et brûlant : l'orgueil insolent d'Alexandre donne des idées de conquête à la jeune république romaine. Or, que faire une fois achevée la domination du monde connu ? La réponse est donnée par la courbe automnale, lorsque la civilisation s'élève encore mais ne progresse plus.


Cette expérience ne serait pas complète sans l'apport de Harari. Vous souvenez-vous des trois moteurs de la civilisation exposés supra ? religion, monnaie et logique impériale ne sont pas de simples agents de puissance. Nous croyons que ce sont des facteurs civilisationnels, eux aussi soumis à un certain phasage et une certaine spatialité. La dynamique religieuse semble prééminente durant la phase d'hiver. Elle constitue alors le seul outil majeur de coopération que tout le monde peut immédiatement s'approprier. C'est d'ailleurs le centre de gravité de l'ascendant de la Civilisation C. La dynamique marchande prend ensuite le pas dans des sociétés qui s'accaparent leurs marges spatiales, et qui donc s'approprient de plus larges ressources tout en entrant en contact avec des voisins potentiellement friands d'échange. Cette dynamique structure la course thalassocratique, et provoque notamment la transition des élites guerrières vers la ploutocratie. Enfin, la dynamique impériale anime essentiellement la fin d'un âge historionomique, lorsque les modalités de coopération à grande échelle sont suffisamment abouties pour assurer un contrôle territorial et fiscal inédit. La technocratie impériale porte alors les germes de la stagnation qui causera sa chute, car la victoire est conservatrice.


Si Fabry et Harari pouvaient débattre, ils conviendraient que l'hiver est religieux, le printemps est monétaire, l'été est impérial. Par contre ils se disputeraient probablement sur l'automne, l'avocat français y reconnaissant les démons du socialisme tandis que l'universitaire israélien nous vendrait son homo deus. L'historionomie a de beaux jours devant elle. Au-delà de l'exercice de curiosité qu'elle nous a permis aujourd'hui, elle interrogera forcément les futures générations de chercheurs sur sa pertinence historiographique.


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[1] Yuval Noah Harari, Sapiens : une brève histoire de l'humanité, Albin Michel, 2015, Paris. Pour découvrir : https://www.ovalp.com/fr/comprendre/sapiens-une-breve-histoire-de-l-humanite-de-yuval-noah-harari 

[2] Philippe Fabry, Histoire du siècle à venir, Jean-Cyrille Godefroy, 2015, Paris. Pour découvrir : https://www.historionomie.net/historionomie

1 commentaire:

  1. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-pourquoi-du-comment-histoire/pourquoi-distinguer-les-periodes-historiques-8345820
    Pour continuer la réflexion.

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