Le French Army Circus continue sa tournée triomphale. Sous le chapiteau de la Porte de Versailles, le général Mandon s’est essayé à son nouveau numéro de dompteur de maires. Malheureusement, il s’y est rudement fait croquer. Le Chef d’Etat-Major des Armées s’est fait le porte-voix d’une drôle d’hystérie stratégique. Il fallait oser convoquer les élus des territoires pour leur expliquer que la France devait « se préparer à perdre ses enfants ». Quand la communication se prend pour de la tactique, cela donne toujours un spectacle déroutant — qui serait hilarant s’il n’était pas indigne.
Il faut rappeler une chose : l’armée française a aujourd’hui oublié d’être française. Jadis, elle avait du panache, aujourd’hui elle a PowerPoint. Son commandement navigue à vue dans un atlantisme invertébré. Le « célérussisme » s’est glissé partout dans les moelles d’états-majors devenus obèses, dirigés par des techno-gestionnaires hors-sol obsédés par la conformité Otan. Jamais depuis Soubise l’établissement militaire français n’avait été si éloigné du pays réel.
Même amnésie lorsqu’il s’agit du concept de « débat public ». La Grande Muette s’est transformée en Grande Bavarde, pour pouvoir mieux encore ne rien dire. Les brochures institutionnelles, récits de vie insipides, prises de parole calibrées s’empilent dans une cacophonie sans souffle, sans audace, sans esprit national. Plutôt que d’accoucher les meilleures idées par la maïeutique de la controverse, les publications militaires s’enferment dans l’entre-soi douillet. Le comble du courage s’incarne désormais dans la tribune bien-pensante sur LinkedIn, avant d’espérer grappiller quelques crédits, deux postes à l’Otan et une poignée de méga-serveurs flambant neufs pour faire de la « stratcom ».
C’est dans ce paysage déjà bien fatigué qu’a surgi la polémique du moment, l’adresse du CEMA au Congrès des maires 2025. Le général a exposé un « portrait très noir » de la situation stratégique, exigeant que la Nation retrouve une « force d’âme » pour « accepter de perdre nos enfants, de souffrir économiquement ». Evoquant la probabilité très forte d’un engagement contre la Russie d’ici quatre ans, il a exigé que les 10 000 maires présents deviennent les « meilleurs relais » pour expliquer la menace à leurs concitoyens et faciliter les manœuvres sur leurs territoires communaux. Contexte : une armée qui peine, une Europe qui s’inquiète, un pays qui se divise. Description : un général qui sermonne des maires comme s’il parlait à une garde nationale en attente de mobilisation. Réception : un mélange de crispation, d’incrédulité et de haussements d’épaules.
Qu’est-ce qu’un CEMA ? Le boulot du CEMA est de doter les forces armées, d’employer les forces armées, de s’assurer de la préparation opérationnelle des armées auprès des CEM respectifs, de rendre compte de l’emploi des forces armées auprès du gouvernement et de la représentation nationale. La fonction est construite en 1962 autour du général Ailleret et fait définitivement entrer l’armée française dans l’interarmisation. Nommés par le Président de la République, les titulaires se maintiennent en général trois ou quatre ans à poste. Avec toute sa singularité militaire, le CEMA est exactement au même niveau que les grands directeurs d’administration centrale, comme le Directeur Général de la Police Nationale ou le Directeur Général de la Santé. Le CEMA n’est ni ministre, ni chef de parti, ni élu quelconque. La Ve République, cuirassé constitutionnel taillé pour encaisser la guerre, repose sur une architecture où le Président décide, le CEMA mène et conseille. S’il veut gueuler, il a toute latitude pour le faire en commission défense devant les députés ou sénateurs. C’est ce qu’avait parfaitement compris le général de Villiers, victime à l’époque d’une autre dérive institutionnelle. Le CEMA est un personnage public de premier plan, certes. Mais son mandat s’arrête aux considérations stratégiques et opérationnelles face à la représentation nationale, avec les contraintes de loyalisme et de neutralité prescrites par le Code de la Défense.
Qu’est-ce qu’un maire ? En France, les édiles sont le symbole charnel de la République. La commune est l’ancrage territorial le plus significatif du corps politique français. D’ailleurs personne n’a jamais entendu parler d’un « congrès des présidents de département » si cela existe. Les maires sont les derniers points fixes dans un paysage administratif dévasté par les empilements délétères. Ils demeurent les piliers de la cohésion locale. Ce sont toujours eux qu’il faut démarcher pour monter un spectacle, autoriser une construction d’usine, ou, que sais-je, se présenter aux présidentielles. Bref, un maire ça pèse.
En s’adressant au congrès des maires de France, Mandon commet un double dépassement de fonction. Dépassement de fonction numéro un : il outrepasse son périmètre relationnel. Les maires ne sont pas la représentation nationale. Ils ne sont pas les interlocuteurs naturels du CEMA. Ils n’ont aucune compétence sur l’engagement militaire, l’anticipation stratégique ou la programmation des équipements. Dépassement de fonction numéro deux : il dépasse son périmètre de compétence. La mobilisation de la Nation est une décision politique, pas un exercice militaire. L'exigence de « réarmement de la Nation » relève de la direction politique de la guerre. Seuls le Président et le Parlement sont habilités à « désigner l'ennemi et appeler au combat ». A la limite, le PM ou le MINARM auraient été mieux adaptés pour l’exercice.
Son intervention n’était donc pas un acte organique, mais un acte politique. Ce n’est pas un problème en soi. Un militaire peut parler politique lorsque les circonstances l’exigent. En tant que premier soldat de France, le CEMA est d’autant plus légitime pour donner un signal d’alarme. Mais encore faut-il qu’il assume cet acte comme tel, et pas comme s’il avait simplement parlé à ses troupes ou au micro d’une radio. En démocratie, parler politique signifie accepter la contradiction. Et comme le mot « débat » l’indique, nul n’est au-dessus de la critique. La force d’une démocratie réside justement dans la capacité de l’opposition à se faire entendre.
Et on peut dire qu’elle s’est faite entendre. N’importe qui aurait pu deviner d’avance la cinématique qui a suivi. Quelques élus et médias ont été les premiers à dénoncer l’intervention du CEMA. Jean-Luc Mélenchon, à gauche, a qualifié l’allocution de « mobilisation guerrière » et estimé que « ce n’est pas à lui d’inviter les maires à des préparations décidées par personne. » En face au RN, Sébastien Chenu a estimé que le général Mandon commettait « une faute ». Le feu roulant des critiques s’est déchaîné contre les propos jugés alarmistes et hors-champ pour un chef d’état-major.
La scène serait comique si elle n’était pas si grave : un CEMA face à des maires — représentants du quotidien, figures du lien civique — leur demandant de propager une rhétorique escalatoire que même l’exécutif a du mal à assumer. Car la réaction gouvernementale ne trompe pas : la porte-parole du gouvernement a déclaré dans la foulée que « nos enfants n’iront pas combattre et mourir en Ukraine ». La ministre des Armées, embarrassée, a tenté un rétropédalage courtois. Le gouvernement désavoue à demi-mot le général, et l’humilie au passage.
Or, le plus risible dans tout cet épisode, c'est la levée de boucliers dans les milieux de la Défense. La toile kakie a vu partout perler les cris d’orfraie pour dénoncer les sacrilèges. Tout le monde s’est indigné contre les insultes ad hominem indignes qu’aurait reçu le général Mandon. Officiers supérieurs, commentateurs, experts autoproclamés… sont tous soudain persuadés que la parole du CEMA est sacrée, intangible, indiscutable. Les mêmes qui moquent Choïgou lorsqu’il met au pas son état-major, qui s’étranglent quand Hegseth secoue les généraux américains, voudraient chez nous reproduire ce qu’ils dénoncent ailleurs. Cohérence zéro, syndrome de cour oui-oui.
Pendant ce temps, nos compétiteurs rigolent. Ils voient nos divisions internes sans cesse alimentées, nos records d’impréparation, notre hystérie stratégique mal assumée, et notre logistique qui tousse comme un vieux Berliet. La fonction stratégique « anticipation », chouchoute des années 2010, n’a jamais rien anticipé malgré les milliards de budget accordés à la branche renseignement. C’est un flop généralisé, que vient achever la séquence du coup de pied au cul en Afrique. La débâcle française sur le continent noir, masquée derrière un plan bancal de redéploiement, a été causée par le rejet du droit-de-l’hommisme décadent et l’incapacité à fournir des équipements pour concrétiser la coopération militaire.
La fonction « influence », nouveau totem, produit déjà les mêmes désastres : une stratcom en mousse, presque bonne à faire des vidéos YouTube, mais incapable d’influencer quoi que ce soit au-delà du périph’. Encore une défaite en rase campagne, visible notamment à travers l'échec Dacian Prout — ou Dacian Spring 2025. L'objectif initial était de déployer en avril dernier 7500 troupes de la 7e Brigade blindée en Roumanie en moins de dix jours sans l'aide directe des alliés. Il s’agissait à travers ce mouvement, avec armes et bagages, d’afficher les muscles saillants de notre détermination face aux Russes. Sept mois plus tard, rien, et beaucoup de mauvaises excuses. L'opération, finalement réduite à 2500 soldats français, a démontré que la logistique de l'armée française est inadéquate. On nous promet la victoire en Europe en 2030, mais on est incapable aujourd’hui de déplacer une brigade – volume de force risible par rapport à ce qui se joue en Ukraine. Et personne n’est puni…
L’institution militaire se décrédibilise peu à peu, dans un effrayant syndrome du crocodile. On a voulu atteler le non-cinétique au cinétique ; on ne sait plus faire que du non-cinétique, et mal. Mandon succède à Burkhard (« La France est le premier ennemi de la Russie ») qui succédait à Lecointre (« Ecrivez ») : chaque nouveau CEMA semble vouloir battre un record de servilité. Le départ de Villiers – atlantiste devant l’éternel, certainement pas révéré dans cette rédaction – fut un séisme ; ses successeurs en sont devenus les répliques ridicules. La fonction de CEMA se dévitalise dangereusement alors que le commandement français abdique la pensée aux cercles de réflexion civils, la planification aux bureaux otaniens, et la transformation aux boîtes de conseil. Mandon, un aviateur propulsé de colonel à général d'armée aérienne en moins de huit ans, est l'archétype de cette élite militaire rôdée aux cabinets mais déconnectée du réel. Voilà le résultat de décennies à former les officiers supérieurs à obéir plutôt qu’à commander.
Le capital de confiance de l’opinion envers l’armée se dilapide mois après mois. Le dernier corps constitué encore respecté par les Français se met à jouer au pyromane communicationnel. C’est irresponsable. C’est historique. C’est tragique. En filigrane, apparaît le mal profond : une soumission atlantiste sans boussole. Depuis début 2025, les galonnés courent comme des canards sans tête, persuadés que le moment Trump autorise toutes les outrances. Ils rêvent d’un bellicisme qu’ils n’ont pas les moyens d’assumer. Et, se moquant des rodomontades gauloises, les partenaires européens tournent leurs yeux de Chimène vers une Allemagne de plus en plus crédible sur tous les segments. La France, puissance nucléaire, perd tout crédit au moment même où elle devrait cueillir les fruits de sa politique gaullienne.
Nous vous en supplions, monsieur Loyal, mettez fin à ce massacre en piste. Le spectacle n’amuse plus. Le chapiteau prend l’eau. L’armée française mérite mieux que de l’hystérie stratégique ; elle mérite de la stratégie, tout court.

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