15 novembre 2022

LA PUISSANCE OU L'OUBLI

"La France ne peut être la France sans la grandeur." De Gaulle s'exprime sans ambages dans ses mémoires. Et la phrase fait vibrer l'âme de tous les pangallicistes que nous sommes. Pour autant, de quelle grandeur nous parle-t-il vraiment ? La France doit-elle s'entêter à quérir la gloire dans la confrontation avec ses rivaux ? Ou bien peut-on aujourd'hui trouver la même grandeur par la voie de l'influence et de la coopération ?

Albert Camus est un écrivain toujours intéressant à interroger. Son existentialisme cynique est un outil puissant pour fuir les certitudes [1]. En 1946, il fait le constat [2], comme tous ses contemporains, de l'irrémédiable chute de l'Europe occidentale. Ravagées par la guerre, les puissances orgueilleuses s'alignent petit à petit dans la logique des blocs. Il écrit alors : "Quand on ne peut pas être une puissance, on peut être un exemple".

Et s'il s'agissait là d'un nouveau principe de gouvernance mondiale ? Et si la France était condamnée à n'être qu'exemplaire ?

La gouvernance mondiale désigne l'objectif idéalisé du système international onusien [3]. Les rivalités interétatiques s'effaceraient devant les décisions vertueuses d'une société des nations kantienne.

Or, une telle structuration de l'ordre mondial contrarierait les vraies grandes puissances, qui s'arrogent le pouvoir d'arbitrage. L'assertion de Camus sur l'exemple et la puissance nous interroge sur les jeux de pouvoir qui sous-tendent l'architecture des relations internationales. Surtout, il nous amène à relativiser le postulat d'un destin français.

Disposer d'une grande puissance rend influent. Disposer d'une grande influence ne rend pas puissant. Car la gouvernance mondiale ne naît pas d'une vertu collective fantasmée, mais d'une imposition par le rapport de force. Cela laisse à la France une alternative simple : la puissance ou l'oubli.

Certes, les nations influentes ont droit de cité dans l'ordre international. Cependant, les attributs de puissance dure restent primordiaux. C'est pourquoi la construction d'une gouvernance mondiale est illusoire. La puissance de la France doit servir activement le multilatéralisme, dans la droite lignée de la lutte anti-impériale qui a animé toute notre histoire.



Disons-le : "on peut être un exemple." Le recours à l'influence est un facteur important d'apaisement des relations internationales. L'exemplarité des puissances moyennes porte ses effets sur la prospérité, la paix et la liberté du monde.

D'abord, la concentration sur la performance économique donne des effets tangibles. Un Etat déclassé sur une partie du spectre des attributs de puissance peut s'ériger en locomotive financière, industrielle ou technologique. Dans le cadre d'une économie mondialisée, la dynamique d'entraînement sur les flux d'échange est immédiate.

L'exemple du Japon est saisissant. Puissance vaincue de la Seconde Guerre Mondiale, il crée rapidement les conditions de son miracle économique, et connaît une croissance annuelle moyenne de 11,5% durant le "boom Izanagi" des années 1960. Sa performance productive suscite le décollage de l'ensemble de la zone asiatique [4]. Cette dernière s'inscrit comme pôle moteur de la Triade de l'hémisphère Nord dès les années 1990.

Ensuite, le combat pour la paix a son mérite, en défendant la dignité humaine. Un pays peut se manifester dans la promotion du multilatéralisme et des structures de sécurité collective. Ce pays obtient alors le prestige de son exemplarité sans s'inscrire dans les logiques de puissance. L'œuvre politique d'Aristide Briand et sa "guerre hors-la-loi" recherchait cette inflexion de la logique de puissance vers la logique d'exemple.

Depuis la Guerre Froide, le Canada s'est résolument engagé dans cette voie. Puissance moyenne du bloc occidental, il s'investit largement dans la promotion des droits de l'homme et dans le maintien de la paix.

Par ailleurs, un élan donné pour la liberté peut changer les équilibres internationaux. Une nation qui met en cause la fatalité des dominations provoque toujours une sympathie chez d'autres dominés. Si cette sympathie fait système, les libérations s'enchaînent par effet domino.

Camus écrit à l'ère de la décolonisation. Ce mouvement bouleverse l'architecture géopolitique mondiale. L'exemple de l'Inde en est grandement à l'origine. Portés par la figure messianique de Gandhi, les indépendantistes indiens achèvent leur libération nationale en 1947. Ils seront ensuite en pointe du bloc des non-alignés.

On le voit, le fait de se constituer en exemple quand on ne peut pas être une puissance produit des effets importants dans la structure des relations internationales. La France n'est pas en reste dans le développement de ces logiques d'influence. Néanmoins, ces effets seuls ne contredisent jamais frontalement les intérêts des plus grandes puissances. Ce ne sont donc pas des principes de gouvernance, et encore moins des principes qui rendraient opérationnel le message de la France pour le monde.



Toutefois une limite existe. Seules des capacités clés et une masse critique suffisante permettent désormais de s'ériger en puissance structurante. La Chine, la Russie et les Etats-Unis peuvent prétendre à ce statut. Et on constate qu'ils s'organisent en compétiteurs plutôt qu'en coopérants.

Ainsi, les plus grandes puissances économiques détiennent l'exclusivité des inflexions décisives données aux échanges mondiaux. Les superpuissances économiques que sont la Chine et les Etats-Unis allient un bassin de consommation majeur, des zones captives de débouché, un secteur industriel dynamique, un secteur technologique de pointe, l'organisation de l'accès aux ressources, et des firmes multinationales primordiales, comme les géants du numérique.

Le général de la Maisonneuve est un spécialiste français de la stratégie chinoise. Sa description du projet des "Routes de la soie" [5] illustre le gigantisme du changement d'échelle. Seule une initiative américaine ou chinoise peut à ce point modifier les structures productives et logistiques.

De plus, la puissance militaire permet de s'affranchir des règles établies de sécurité collective. Les costauds sont plus égaux que les autres. L'architecture de maintien de la paix bâtie par la charte et les institutions de l'ONU s'arrête à la possibilité réelle d'ingérence. Donc, en réalité, les superpuissances dominent leurs zones d'influence respectives. C'est toute la subtilité des jeux de pouvoir au sein du Conseil de Sécurité.

Bertrand Badie évoque "l'impuissance de la puissance" [6] pour désigner l'inaptitude de l'approche globale à résorber les confrontations interétatiques. Le phénomène se manifeste particulièrement par l'accroissement de l'interventionnisme de la Russie depuis les années 2000. Afin de rétablir leur glacis stratégique, les Russes ont désinhibé l'emploi de la force depuis la Géorgie en 2008 jusqu'à l'Ukraine en 2022.

Est-ce à dire que la puissance donne fatalement le mauvais exemple ?

Les combats contemporains pour la liberté et la dignité ne parviennent au succès que grâce au soutien d'une superpuissance. "L'exemple" est systématiquement parrainé par "la puissance". Les acteurs majeurs de l'échiquier se régalent des entités politiques qui entrent en lutte asymétrique contre leur oppresseur. Cela s'accorde avec les stratégies de guerre par procuration mises en œuvres par toutes les grandes puissances pour affaiblir leurs concurrents.

Chacun y trouve son allié de circonstance. Par exemple, l'analyse de la guerre en Syrie depuis 2011 laisse à penser que le succès relatif des milices kurdes repose essentiellement sur l'appui américain.

Le paradigme de gouvernance onusien paraît futile face à la logique de compétition des superpuissances. Il ne s'agit toutefois plus d'un système westphalien strict, mais d'un monde néo-westphalien, construit entre rivalités et interdépendances. La France doit cesser de courir les chimères du co-développement et de la supranationalité apaisée, mais bien assumer toute sa place dans ce nouveau monde.



Les principes de gouvernance n'existent que par fantasme de l'oligarchie occidentale, ou comme faux-nez des manœuvres des superpuissances. En matière économique, juridique et politique, nul n'est omnipotent, mais seule la puissance est effective.

Par conséquent, les modalités de la coopération économique sont le fruit d'un rapport de force. La mondialisation des échanges est un processus promu par le système libéral, mais désormais autoporteur. L'ouverture générale des flux de biens, de personnes, de services et de capitaux a entraîné des dépendances mutuelles. Ce monde pose deux types d'agents nationaux : ceux qui régulent et ceux qui subissent.

La France doit s'emparer de la guerre économique comme une réalité concrète. L'économie française est en lambeaux après 40 ans de désindustrialisation et de diktats maastrichiens. Pourtant le redécollage est toujours possible grâce à nos infrastructures et nos savoir-faire résiduels.

Surtout, la gouvernance mondiale est d'emblée mort-née du fait de l'absence de coercition juridique autonome. L'application d'un état de droit mondial reste dépendant des grandes puissances en mesure de l'imposer ou de s'y soustraire. Le droit international public pose chaque Etat comme personne morale souveraine. Cette souveraineté indique que l'Etat possède la compétence de ses juridictions applicables.

Si seulement les élites crypto-françaises pouvaient se souvenir de ce que signifie "souveraineté" ! Nous devons nous soustraire de tous les traités iniques qui emmaillottent la France dans le giron anglo-saxon. Nous devons pousser la réforme de l'ONU qu'appellent de leurs vœux tous les peuples épris de liberté. Notre puissance le permet et l'exige.

Plus fondamentalement, les puissances déclassées disposent d'une autorité politique qui n'est plus adossée sur aucune capacité d'action. Ce sont donc des puissances non-décisives. Chacune de leurs vaines agitations sur la scène mondiale accélère leur perte de crédibilité.

La philosophie classique explique déjà le phénomène. Les Latins reprennent et développent la conception grecque du pouvoir. Il s'agit pour eux de l'articulation de l'autorité ("auctoritas") – domination statutaire et morale – et de la capacité ("potestas") – moyens d'agir sur le monde [7].

Par héritage et situation, la France dispose encore d'une aura immense… Mais pas inépuisable. La préservation de notre être au monde n'a qu'une seule voie possible : la réappropriation des attributs de la puissance.



En définitive, l'affirmation de Camus est vraie pour elle-même. "Quand on ne peut pas être une puissance, on peut être un exemple." L'exemplarité, à défaut de la puissance, a une valeur opératoire dans l'ordre mondial. Toutefois le monde reste le grand théâtre des rapports de force. Malgré le décorum de la sécurité collective, les superpuissances assument un agenda impérialiste, trop souvent masqué sous les atours de la gouvernance mondiale.

La France doit retrouver son destin, celui d'être le grand pourfendeur de l'entropie impériale. La France est indéfectiblement libérale, égalitariste et universaliste. Ces qualités lui imposent de conserver la puissance de l'action, incarnée dans une autorité légitime. La France ne peut pas se permettre le luxe de devenir camusienne. C'est le salut du monde qui est en jeu.

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[1] Christophe Junqua, "Regard sur L'étranger de Camus", Inflexions n°34, 2017, Paris.
[2] Albert Camus, "Un style de vie", Terre des hommes n°18, 1946, Paris.
[3] Philippe Moreau-Desfarges, La gouvernance, Que sais-je, 2003, Paris.
[4] Hugues Tertrais, L'Asie-Pacifique au XXe siècle, Armand Colin, 2015, Paris.
[5] Eric de la Maisonneuve, Les défis chinois, Editions du Rocher, 2019, Paris.
[6] Bertrand Badie, L'impuissance de la puissance, Fayard, 2004, Paris.
[7] Cicéron, Traité des Lois, s.n., 52 av. JC, Rome.

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