26 novembre 2022

DÉJÀ-VU NATIONAL STRATÉGIQUE 2022

La guerre gronde. Et pourtant on continue à bavasser dans les administrations. Alors que tout le monde est dans l'attente des arbitrages de la Loi de Programmation Militaire 2024-2030, le Secrétariat Général pour la Défense et la Sécurité Nationale nous pond une Revue Nationale Stratégique 2022, dans le plus grand style d'une bande-annonce pour le prochain Marvel.

Même quand on n'espère plus rien des élites crypto-françaises, elles arrivent encore à nous décevoir.

Tentons donc une analyse de ce théâtre auto-congratulateur de la technocratie jargonnante. L'usage exagéré d'un lexique pompeux et de formules convenues dissimule à peine la vacuité des idées. L'agression russe du 24 février 2022 a simplifié le boulot : d'un côté les méchants Russes et Chinois, de l'autre les gentils Occidentaux, protecteurs de la "communauté internationale". L'AUKUS, les affronts turcs, la défense européenne mort-née et la récente brouille franco-allemande sont glissés sous le tapis.

L'exécutif prépare avec aplomb l'étrange défaite qui vient.

Le document débute par l'avant-propos du président Emmanuel Macron. L'exposé des platitudes est soporifique, mais habituel pour l'exercice. On apprend, encore une fois, que le monde d'aujourd'hui est plus dangereux que celui d'hier. On propose, encore une fois, de réarmer la nation face aux nouveaux défis.

Comme chaque fois, tout est faux. La montée en puissance du tandem Chine-Russie est anticipée depuis les années 1990 par la communauté des chercheurs en géopolitique, et se concrétise tout à fait depuis la fin des années 2000. Mais nous étions trop occupés à cueillir les "dividendes de la paix" pour le voir. En outre, le discours de mobilisation affiché par le président n'est qu'un habillage abscons sur la putréfaction en cours de notre outil de défense.



Vient ensuite, en première partie, une appréciation de la situation stratégique. C'est simple : les rédacteurs assument d'avoir copier-collé l'Actualisation Stratégique de 2021, la Boussole Stratégique européenne et le Concept Stratégique de l'Otan de 2022 – eux-mêmes étant essentiellement des copier-collés des synthèses des clubs d'influence étatsuniens. On devine le manque de sérieux de ces publications rien qu'à leur titre. On assiste surtout au plantage d'un nouveau clou sur le cercueil de la culture stratégique française. L'alignement sur l'Otan et le fatalisme de la bipolarité sont le fondement de toute la démonstration.

La guerre Russo-ukrainienne est présentée comme un prétexte pour cette nouvelle étude. Le texte pédale un peu en expliquant que c'est une surprise, mais qu'on avait tout prévu. Toute ressemblance avec la gestion d'une pandémie récente est tout à fait fortuite. Les prétentions de la Russie et de la Chine sont dénoncées à la fois pour leur escalade cinétique, mais aussi pour leur usage lâche des stratégies hybrides : en vrac le cyber, les guerres par procuration, le terrorisme d'Etat, l'usage stratégique de la norme. Des choses que l'Occident ne se permettrait pas. Stuxnet ? Les milices kurdes ? Le sabotage de Nord Stream 1 ? L'affaire Alstom ? Connaît pas.

L'appréciation de situation promeut ensuite la nécessité de conforter le réseau d'alliance français. D'antiphrase en antiphrase, la revue détaille les formidables avancées de la défense européenne. Puis le coup de massue tombe : "L'approfondissement de la coopération entre l'UE et l'Otan sera essentiel pour poursuive le renforcement de l'autonomie stratégique européenne et de la relation transatlantique." Enfin une phrase simple, presque sincère et presque sans ambages. La France renonce officieusement à l'autonomie stratégique européenne, et reconnaît en l'Otan le seul cadre efficient d'une défense commune. Le Macron de "la mort cérébrale" de l'Otan a dû en manger son chapeau ! Et en même temps…

La deuxième partie liste les intentions stratégiques. Les intérêts nationaux sont mentionnés, mais pas définis – une tradition française respectée. Par contre, l'énoncé de toutes les orientations stratégiques donne une impression de futilité. Territoire national, Outre-mer, subversion, terrorisme, état de droit, multi-milieux multi-champs : toutes les modes du moment y passent. On sent bien qu'il a fallu ménager les susceptibilités de toutes les chapelles. Du coup aucune priorité ne ressort vraiment.

Pire, le mot d'ordre stratégique nous laisse dans une extrême confusion. En effet, la revue détaille dans un même chapitre que la France doit développer son autonomie stratégique (donc nous prenons le virage de l'unilatéralisme), puis qu'elle doit se positionner comme allié crédible (d'accord, en fait nous assumons la logique de bloc), mais enfin, qu'elle doit s'affirmer comme puissance d'équilibre (alors donc le credo est le multilatéralisme). Vaste programme.

Clou du spectacle, cette RNS 2022 réussit à gâcher le seul concept opérationnel et pertinent hérité du Livre Blanc de 2008 : les cinq fonctions stratégiques. Rappel : jusqu'ici, l'action de la défense nationale s'aiguillait selon cinq fonctions stratégiques : anticipation, dissuasion, prévention, protection, intervention. Le document-cadre de politique de défense indique chaque fois la fonction prioritaire – en l'occurrence, l'anticipation depuis le Livre Blanc de 2013. Le contrat opérationnel des armées et services est ensuite directement décliné en objectifs pour chaque fonction stratégique. Patatras. Cette nouvelle revue complexifie facticement les libellés de fonction et vient en ajouter une sixième. Nous retrouvons donc "la connaissance-compréhension-anticipation, la dissuasion, la protection-résilience, la prévention, l'intervention et désormais l'influence." Tout ceci est parfaitement inutile, à part pour corser un peu les concours d'officier. On remerciera le choc de simplification.



La troisième et dernière partie fixe les dix objectifs stratégiques à atteindre pour 2030.

OS 1 : une dissuasion nucléaire robuste et crédible. Il s'agit du seul point où l'action gouvernementale semble cohérente et réaliste. Les études de renouvellement des équipements de la FOST sont lancées et les efforts budgétaires maintenus pour les FAS. La question du maintien de la FANu mérite un débat, mais le point est secondaire.

OS 2 : une France unie et résiliente. C'est parti pour le festival du vœu pieu. La France est ravagée par le sécessionnisme islamique. Mais rassurez-vous, encore sept ans d'euro-progressisme et notre communauté nationale sera plus soudée que jamais.

OS 3 : une économie concourant à l'esprit de défense. Même constat. La France ne sait plus fabriquer de masques en tissu, mais en 2030 nous jouirons de chaînes industrielles robustes et réversibles.

OS 4 : une résilience cyber de premier rang. N'oubliez jamais que le domaine cyber est une arme égalisatrice du faible au fort. L'insistance récurrente des autorités françaises sur ce sujet devrait nous inquiéter. Et une fois encore, on occulte la nécessité de développer des capacités offensives.

OS 5 : la France, allié exemplaire dans l'espace euro-atlantique. Le laquais célèbre sa laisse. L'Otan nous joue l'histoire de princesse Etats-Unis et ses 29 nains, et la France se glorifie d'être le plus gros nain.

OS 6 : la France, un des moteurs de l'autonomie stratégique européenne. Tout est moche dans cette phrase. "Autonomie", entre ceux qui désinvestissent la défense et ceux qui achètent du F-35, c'est mal parti. À "stratégie européenne", Google répond "il semblerait qu'il n'y ait aucun résultat pertinent associé à votre recherche". Quant à "un des", cette modestie est inquiétante de la part d'une France qui possède effectivement la force militaire la plus crédible de l'UE. De toute façon, et nous l'avons vu, toute cette RNS 2022 n'est que l'annonce hypocrite du renoncement à l'idéal d'une défense européenne.

OS 7 : la France, partenaire de souveraineté fiable et pourvoyeuse de sécurité crédible. Les fantasmes de partenariats bilatéraux sont listés ici. Le SGDSN semble incapable de comprendre qu'il faut durcir notre politique africaine au lieu de promouvoir des droits de l'homme dont personne ne veut. Il persiste et signe également sur l'arlésienne de l'Indopacifique, alors que notre Marine Nationale est déjà intimidée par les Turcs en Méditerranée Orientale.

OS 8 : une autonomie d'appréciation et une souveraineté décisionnelle garanties. Passons sur le pléonasme qui irrite les oreilles de tout pangalliciste. Le renseignement français a vu ses capacités se dégrader, alors même qu'il était l'enfant chéri des derniers arbitrages budgétaires. Il lui faut désormais sortir d'une logique de "chasse au barbu" pour revenir aux fondamentaux de la stratégie symétrique. Les ratés sur l'anticipation de l'attaque russe de février indiquent que ce n'est pas un objectif pour la décennie, mais une urgence dans les mois qui viennent.

OS 9 : une capacité à se défendre et à agir dans les champs hybrides. Cet objectif est rempli de vide, et reprend en jargonnant le lieu commun qui voudrait que si tout va mal en Occident, c'est à cause des trolls informatiques de Poutine.

OS 10 : une liberté d'action et une capacité à conduire les opérations militaires y compris de haute intensité et dans tous les champs. On avait presque finit par oublier que savoir faire la guerre est souvent utile pour la stratégie nationale. Le feu, la masse et le choc sont évoqués. Néanmoins aucune priorité ne transpire, et aucune orientation pour la LPM n'est clairement donnée.

En définitive, cette RNS 2022 offre deux points de satisfaction. D'abord elle réaffirme nos principes de dissuasion nucléaire sans ambiguïté de partage avec des alliés. Ensuite, elle laisse planer le parfum du renoncement concernant les chimères stratégiques européennes dont plus personne ne veut.

Pour le reste, tout est à jeter. L'exercice de style brouille plus de pistes qu'il n'en donne. Le discours navigue péniblement entre logique de bloc et multilatéralisme, dans une confusion désarmante. Plus fondamentalement, l'analyse stratégique fait fi de toutes les humiliations subies par la France ces dernières années. La France poursuivra donc son intégration atlantiste, malgré le bras de fer turc. La France maintiendra donc son intérêt pour l'Indopacifique, malgré la gifle des sous-marins australiens. La France confirmera donc un modèle d'armée lacunaire taillé pour l'intervention en coalition, malgré la tiédeur de ses plus proches alliés.

Pourtant, cette RNS aurait pu tenir en cinq points :

1- La guerre russo-ukrainienne, la crise pandémique, la récession économique et la tension du marché énergétique confirment l'accentuation à la fois de la confrontation avec le bloc eurasiatique et de la compétition au sein du bloc occidental.

2- Dans ce cadre, la France doit développer une stratégie de puissance, en s'appuyant primairement sur ses ressources propres, secondairement sur les solidarités naturelles offertes par ses amitiés latines et son héritage historique.

3- La zone d'intérêt prioritaire de la France est l'espace méditerranéen élargi, car s'y jouent le contrôle de voies commerciales, la maîtrise des flux migratoires et l'accès potentiel à des ressources minières.

4- La mise en œuvre de cette stratégie de puissance débutera par la récupération de sa pleine souveraineté et la reconnaissance de l'ONU comme seul organe structurant de coopération internationale.

5- La fonction stratégique "intervention" devient désormais prioritaire. A ce titre, la LPM en préfiguration portera l'accent sur la puissance de feu multi-milieux multi-champs. Le pouvoir politique garantira l'accès à des ressources budgétaires ascendantes au profit de la défense de la nation.

Bref. Chou blanc, donc.

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