19 mars 2023

LA SOCIÉTÉ DÉCENTE POUR ABATTRE LA SOCIÉTÉ JUSTE - JEAN-CLAUDE MICHÉA

Il se trouvera toujours d'autres individus – ou associations d'individus – pour estimer que chacune de ces nouvelles "avancées du Droit" porte atteinte à leur propre liberté, dans la mesure ou elle sera supposée nuire à leur sensibilité et à leur "estime de soi". Il est donc inévitable que ce processus d'extension infinie des droits individuels – ou libéralisation des mœurs  finisse par déclencher, sous l'effet de la vieille dialectique provocation-raidissement, l'apparition d'une nouvelle guerre de tous contre tous. Guerre menée, cette fois-ci, devant les tribunaux et par avocats interposés, et dont les tenants du "politiquement correct" sont devenus les soldats de métier.

Et puisque la neutralité proclamée du Droit libéral le prive par avance de tout appui philosophique sérieux pour trancher entre toutes ces prétentions contradictoires, il n'a pas d'autre issue à sa disposition que d'enregistrer passivement la variation incessante des différents rapports de force qui travaillent l'opinion et la société. Aujourd'hui, donc, l'interdiction du tabac ; demain, peut-être, la légalisation des drogues et, probablement, dans un avenir très proche, les deux en même temps.

Certes, le climat étrange, qui s'installe alors, à la faveur de ces croisades juridiques toujours plus nombreuses (plaisirs troubles de la délation, surveillance généralisée des uns par les autres, multiplication, du coup inéluctable, des censures, des contrôles et des interdits), semble aux antipodes de ce monde paisible et tolérant dont rêvaient les fondateurs du libéralisme.

Qu'auraient pensé Montesquieu, Constant ou Tocqueville d'Act Up, des Chiennes de garde ou des Indigènes de la République ?

Mais c'est bien au nom de leur théorie du Droit et de la Liberté que ce besoin forcené de légaliser, d'exclure et d'interdire se développe à présent sans limites. À partir du moment où l'État libéral se veut, selon l'expression de Pierre Manent, "le scepticisme devenu institution", il n'existe, à son niveau, aucun pare-feu institutionnel cohérent qui puisse prévenir le démontage méthodologique de ce qu'Orwell appelait la common decency ; ni même, cela va de soi, du simple bon sens.


Faut-il alors rappeler que c'est précisément autour de cette question cruciale – celle de la différence entre une société juste et une société décente – que s'étaient noués, au début du XIXe siècle, les premiers éléments de la critique socialiste du libéralisme ? Le principe de cette dernière (enraciné dans l'expérience vécue par les classes populaires urbaines des premières formes de déshumanisation engendrées par le nouvel ordre industriel et de l'égoïsme déjà sans bornes des nouveaux possédants) était qu'une société qui dans les faits encourageait des comportements aussi indécents et aussi manifestement contraires à la dignité humaine ne pouvait pas être moralement acceptable, et qu'il n'y avait donc guère de sens à la définir comme "juste".

Pour les premiers socialistes, il était donc indispensable que la collectivité s'organise en tant que telle, afin d'inscrire dans la réalité ces conditions d'une existence décente et d'une solidarité minimale, sans lesquelles l'État de Droit, quels que soient, par ailleurs, ses avantages évidents, continuerait à être privé de tout contenu humain effectif.

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Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Flammarion Champs, Paris, 2007

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