24 mars 2024

LE CARACTÈRE VERTU DES TEMPS DIFFICILES - CHARLES DE GAULLE

Aux soldats d'aujourd'hui comme à ceux de naguère, il faut un culte qui les rassemble, les réchauffe et les grandisse. Il faut qu'une vertu offre à l'ordre militaire un idéal rajeuni, lui confère, par l'élite, l'unité des tendances, provoque l'ardeur et féconde le talent.

Le caractère sera ce ferment, le caractère, vertu des temps difficiles.

Face à l'évènement, c'est à soi-même que recourt l'homme de caractère. Son mouvement est d'imposer à l'action sa marque, de la prendre à son compte, d'en faire son affaire. Et loin de s'abriter sous la hiérarchie, de se cacher dans les textes, de se couvrir de comptes rendus, le voilà qui se dresse, se campe, et fait front.

Non qu'il veuille ignorer les ordres ou négliger les conseils, mais il a la passion de vouloir, la jalousie de décider. Non qu'il soit inconscient du risque, ou dédaigneux des conséquences, mais il les mesure de bonne foi et les accepte sans ruse. Bien mieux, il embrasse l'action avec l'orgueil du maître, car il s'en mêle, elle est à lui ; jouissant du succès pourvu qu'il lui soit dû et lors même qu'il n'en tire pas profit, supportant tout le poids du revers non sans quelque amère satisfaction. Bref, lutteur qui trouve au dedans son ardeur et son point d'appui, joueur qui cherche moins le gain que la réussite et paie ses dettes de son propre argent, l'homme de caractère confère à l'action la noblesse ; sans lui, morne tâche d'esclave, grâce à lui, jeu divin du héros.

Ce n'est point dire, certes, qu'il la réalise seul. D'autres y participent qui ne sont pas sans mérite d'abnégation ou d'obéissance et prodiguent leur peine à faire ce qu'on leur dit. Certains contribuent à tracer le plan : théoriciens ou conseillers. Mais c'est du caractère que procèdent l'élément suprême, la part créatrice, le point divin, à savoir le fait d'entreprendre.



Cette propriété de vivifier l'entreprise implique l'énergie d'en assumer les conséquences. La difficulté attire l'homme de caractère, car c'est en l'étreignant qu'il se réalise lui-même. Mais qu'il l'ait ou non vaincu, c'est affaire entre elle et lui. Amant jaloux, il ne partage rien de ce qu'elle lui donne, ni de ce qu'elle lui coûte. Il y cherche, quoi qu'il arrive, l'âpre joie d'être responsable. La passion d'agir par soi-même s'accompagne, évidemment, de quelque rudesse dans les procédés. L'homme de caractère incorpore à sa personne la rigueur propre à l'effort. Les subordonnés l'éprouvent, et parfois ils en gémissent.

D'ailleurs, un tel chef est distant, car l'autorité ne va pas sans le prestige, ni le prestige sans l'éloignement.

Au-dessous de lui, l'on murmure tout bas de sa hauteur et de ses exigences. Mais dans l'action plus de censeurs ! Les volontés, les espoirs, s'orientent vers lui comme le fer vers l'aimant. Vienne la crise, c'est lui que l'on suit, qui lève le fardeau de ses propres bras, dussent-ils s'y rompre, et le porte sur ses reins quand même ils en seraient brisés. Réciproquement, la confiance des petits exalte l'homme de caractère. Il se sent obligé par cette humble justice qu'on lui rend. Sa fermeté croît à mesure, mais aussi sa bienveillance, car il est né protecteur. Que l'affaire réussisse, il en distribue nettement l'avantage et, dans le cas d'un revers, il n'admet pas que le reproche descende plus bas que lui. On lui rend en estime ce qu'il offre en sécurité.

Que les évènements deviennent graves, le péril pressant, que le salut commun exige tout à coup l'initiative, le goût du risque, la solidité, aussitôt change la perspective, et la justice se fait jour. Une sorte de lame de fond pousse au premier plan l'homme de caractère. on prend son conseil, on loue son talent, on s'en remet à sa valeur. À lui naturellement la tâche difficile, l'effort principal, la mission décisive.

On s'explique fort bien que, suivant les époques, le caractère soit tour à tour recherché ou tenu à l'écart. Les hommes des temps faciles et qui peuvent se laisser vivre rendent hommage à cette incommode vertu. Cependant, ils n'y recourent guère. Mais tous de l'invoquer à grands cris quand il faut la rénover.

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Charles de Gaulle, Le fil de l'épée, Berger-Levrault, Paris, 1932

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