22 avril 2024

ET LA MAJORITÉ ATOMISÉE ? - EMMANUEL TODD

Comme on l'a vu dans l'analyse des résultats électoraux, le bloc central majoritaire centré sur les professions intermédiaires s'aligne au moment de voter tantôt sur la petite bourgeoisie CPIS, tantôt sur le prolétariat, et tantôt il est divisé dans son vote.

Ce groupe intermédiaire constitue l'épicentre des tendances culturelles et psychologiques. Le taux de divorce et la proportion d'enfants nés hors mariage y sont maximaux. L'individualisme y atteint son degré le plus extrême. Une enquête de l'Ifop y révèle une incidence maximale de l'homosexualité. Les professions intermédiaires, insaisissables sur le plan politique, sont pourtant bien l'axe des évolutions sociétales qui comptent. On pourrait même faire l'hypothèse que l'une des causes majeures du dysfonctionnement du système politique est l'indéfinition du groupe central qui définit l'évolution des mœurs individuelles et sociales.

Les autres catégories de notre typologie sont toutes pourvues d'une forme ou d'une autre de conscience de classe ou, tout du moins, de fausse conscience de classe. Les prolétaires lepénistes sont, d'une certaine façon, les plus lucides : ils ont une conscience aiguë du mal qui leur est fait, de ce qu'ont signifié pour eux les politiques de libre-échange. Ils forment la catégorie sociale la plus hostile à l'euro. Ils savent que l'immigration massive d'une main d'œuvre corvéable à merci détériore leurs conditions de travail. À côté, ils se pensent contre des populations elles aussi françaises, mais d'origine maghrébine, et se condamnent ainsi à l'isolement, à un séparatisme social sans issue. Doit-on parler d'une conscience de classe suicidaire ?

Les petits bourgeois CPIS macronistes sont plutôt dans la fausse conscience. Ils se croient ouverts mais restent sourd à la souffrance populaire de leur pays. Ils se pensent en winners alors qu'ils ne sont que des losers d'en haut. L'aristocratie stato-financière aussi vit dans la fausse conscience, puisqu'elle pense incarner la modernité néolibérale alors qu'elle personnifie la domination et la corruption étatique. Sa vassalisation en Europe doit cependant commencer de créer en son sein une tension psychique, d'où cette tentation du sadisme social interne à la France comme dérivatif. Tous ces groupes sont donc dans une conscience de classe quelconque.

Résumons, en forçant le trait : conscience de classe suicidaire, fausse ou sadique.


Le centre majoritaire atomisé, lui, est dans la non-conscience de l'être. J'ai évoqué son atomisation professionnelle et la puissance de l'individualisme d'un genre nouveau qui s'y déploie. Ajoutons un troisième facteur, peut-être le plus important : ce monde vient de naître, il s'agit d'une classe toute neuve. La catégorie des ouvriers rétrécit, mais elle est ancienne. Celle des cadres gonfle, mais elle ancienne aussi. La majorité atomisée, jusqu'il y a peu, n'existait pas. Son évolution proche, dans un monde qui s'appauvrit, est une question centrale pour le prospectiviste.

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Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, Paris, 2019

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