03 août 2023

TOUT EMPIRE PÉRIRA - MICHEL DE JAEGHERE

L'immense frontière qui s'étendait de la Mer du Nord au Pont-Euxin était impossible à défendre. Pour la tenir avec des citoyens, il eût fallu fournir un effort financier considérable. Mobiliser des ressources que l'économie primitive, agricole, de l'Empire d'Occident n'était pas en mesure de fournir au gouvernement. S'approprier celles qui avaient été confisquées par une petite élite ancrée à ses privilèges, étrangère à l'idée de bien commun. L'autorité mal assise des empereurs du Ve siècle ne leur permettait guère de s'autoriser une telle révolution. il eût fallu surtout que Rome ait répandu dans la population de ses provinces le patriotisme intransigeant et l'esprit militaire qui avaient été ceux de ses citoyens pendant les premiers siècles de la République.

Or, ce patriotisme s'était nourri des avantages que procurait au peuple romain et à ses alliés la conquête. Il n'avait pas survécu à la stabilisation de l'Empire. Une cité, une nation, peut entretenir chez les siens l'amour de la patrie commune.

Un empire multinational ne se soutient que par son caractère irrésistible, qui en fait accepter la contrainte, parce qu'il procure la paix et la prospérité en échange.

Il peut exceller à s'étendre, il ne vaut rien dans la défense. Parce qu'il a fait, pour ses populations, un idéal indépassable de la tranquillité de l'ordre, que garantit sa suprématie ; qu'il les a, par là, rendues étrangères à l'idée de combattre pour leur survie, de renoncer à ce qui fait le prix de leur existence pour un idéal qui la transcende. La fidélité qu'il suscite n'a pas de caractère passionnel. Elle n'est pas attachée à la terre des pères ; elle est proportionnelle à sa puissance et aux avantages qu'elle apporte à ceux qui lui sont assujettis. Elle est difficile à mobiliser lorsque disparaît cette puissance.



L'Empire Romain était devenu trop vaste pour susciter l'attachement. Ce n'était plus la simple dilatation de la Cité, au sens d'Aristote : une amitié partagée au service du bien commun, une patrie à laquelle les citoyens auraient pu s'identifier et qu'ils auraient servie comme le plus précieux de leur bien. L'Empire ne fût accepté, aimé par les provinces, que parce qu'il apportait la paix et le bien-être ; avec eux, les bienfaits de la civilisation. La population n'y était associée que par les impôts et les réquisitions qui lui apparaissaient comme le prix à payer pour la tranquillité publique.

On avait perdu sa liberté souveraine.

De la Calédonie aux montagnes berbères, l'Empire d'Occident était trop étendu, trop divers. Sa romanisation était trop inégale pour qu'il soit possible de faire une seule cité de ses habitants. Il lui eût fallu faire droit à sa diversité humaine par la fragmentation en patries charnelles, ou continuer à s'étendre par le fer. Il prétendit continuer à incarner l'universalisme romain, sans pourtant accepter de porter la charge militaire de la conquête des peuples qui se pressaient à ses frontières, et qui convoitaient ses richesses. À une colonisation avortée, succéda une mondialisation qui faisait apercevoir aux Barbares les lumières de la civilisation, sans être réchauffés par elle. Contresens historique qui devait s'achever dans la sueur, dans les larmes et dans le sang.

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Michel de Jaeghere, Les derniers jours : la fin de l'Empire Romain d'Occident, Perrin, Paris, 2016

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