03 septembre 2023

ITINÉRAIRE D'UN PETIT ANGE



Enfin dehors.


Le condé me mate d'un air condescendant, puis finit par me rendre mon téléphone portable. Je franchis le sas et je sors, la tête bien haute, histoire de rappeler à tous ces porcs qu'ils n'ont aucun pouvoir sur moi. Je m'immobilise quelques secondes pour m'enivrer d'air frais. Le vrai supplice de leurs fichues cellules n'est pas tant l'enfermement ou le manque de confort, mais bien cette puanteur implacable qui finit par vous griller les synapses. Evidemment, je n'ai plus de batterie, et les bus ne circulent plus à cette heure. Idriss n'habite pas loin, en face du vieux cimetière, mais il déteste quand on débarque sans l'avoir prévenu. La seule solution reste de rentrer à pied chez la daronne. Je trouverai bien un mytho à lui lâcher pour qu'elle me foute la paix.


La flicaille me fait toujours autant marrer. Je finis chaque fois par sortir peinard, alors à quoi bon m'arrêter ? Je suis officiellement une ligne de plus dans leur rapport quotidien, de quoi enjoliver leur politique du chiffre. Désormais, ils m'épargnent les sermons pédagogiques. Je serai juste convoqué, encore une fois, devant le juge des enfants, en septembre prochain d'après ce qu'ils m'ont dit. Ce sera sûrement le même topo que la dernière fois : verre d'eau, bonbons, et la grosse binoclarde qui s'écoute baver son charabia. Puis ils me rembourseront la licence de rugby. Ils appellent cela des "mesures éducatives". J'adore cette justice. Les flics suent sang et eau pour me choper, pour qu'à la fin la République me refile du blé. Remercions Descartes pour cet héritage si rationnel.


Je grimpe sur la passerelle des Ibis. C’est mort de chez mort pour un samedi soir, ou plutôt un dimanche matin, vers les deux heures. Pas un chat, mis à part les familles de clandés qui squattent dans le parc. J’entends vaguement un bruit de mini-moto plus haut vers la préfecture. Profitez bien les frérots, tout le monde n’a pas la malchance de se faire serrer par les schmitts. Ter ter Nanterre ne craint personne. Malgré toute leur agitation de façade, les keufs chient de peur quand ils ont affaire à nous. Ils jouent les coqs gaulois à la maison Poulaga, à écouter du Sardou et du Goldman, juste pour oublier qu’ils sont le frêle îlot néocolonial au milieu d’un océan d’exotiques indigènes. Leur rôle se cantonne à afficher un drapeau français dans la ville pour que les politicards continuent à faire tomber les sous. On respecte la loi, pas de souci, mais pas la leur, la nôtre. Que les gouères ne mettent plus un pied dans la tess et on leur cassera pas trop les couilles, même si on ne s’empêchera pas de foutre le zbeul de temps en temps. Je me suis bien amusé ce soir avec la Golf de Samir. Dommage que ça se soit mal terminé avec cette interpellation. Heureusement que Fouad a pu récupérer le véhicule.


Ils m’accusent de refus d’obtempérer. Ils n’ont pas compris que toute mon existence constitue un refus d’obtempérer.



« Nahnah chéri ! Si tu ne viens pas manger maintenant, ce sera froid » annonce ma mère en toquant discrètement à ma porte. Mon téléphone affiche dimanche 25, 13h21, et toute une ribambelle de notifications. Je me lève pour me mettre sagement à table sous les yeux tendres de me mère. Je lui dois bien ça, vu comme elle doit se faire un sang d’encre depuis hier. Ces bonnes grâces m’épargneront peut-être un interrogatoire sur mes agissements. Je suis musulman, parce que c’est comme ça ici. Je n’ai pas lu les textes et je passe à la mosquée uniquement pour les grandes fêtes, mais je suis musulman parce que ça m’unit aux miens.


Je suis musulman parce que ça irrite la France.


Par conséquent, je rechigne à mentir à ma génitrice. Avec la main de Fatma et le calendrier islamique disposés dans différents coins, l’appartement me fait l’impression d’un sanctuaire de valeur, d’un cocon à préserver hors de mes aventureuses turpitudes. Pourtant elle n’est pas vraiment croyante, encore moins pratiquante, et surtout pas voilée. Tant mieux, elle est d’une incroyable beauté avec ses cheveux teints ramenés en queue de cheval. En tous cas, je ne la remercierai jamais assez pour sa capacité à sentir quand il vaut mieux ne pas poser de question. J’enfourne rapidement mes boulettes de bœuf. Je lui bredouille quelques indications confuses à propos d’hier soir, en insistant surtout pour qu’elle ne s’inquiète pas. Mon téléphone accapare mon attention. Je parcours les messages de soutien de Fouad et Samir. Les fils vidéo sont blindés de bonnes trouvailles. Je me tape des grandes barres sur un détournement de Maître Gims et son histoire de pyramides électriques. Je retourne dans ma chambre en continuant à scroller sur toutes les applis. Ma petite vie numérique m’absorbe deux heures durant, puis je conviens avec Fouad de le retrouver au terrain de basket.


Fouad est un jeune homme trapu avec une barbe précoce. Il porte son pantalon de chantier gris et un maillot bleu foncé dont le logo de marque lui barre le torse. Fouad, c’est la famille. On se connaît depuis la fin du collège, pour le peu qu’on y était. Une fraternité solide s’est rapidement établie : à moi les pulsions, à lui le vice. Lui aussi subit un père absent. Il passe quand même le voir de temps en temps à Marseille. Cela lui donne l’occasion de passer des vacances au soleil en dehors des colos municipales. Pour ma part, j’ai effacé la notion de père de ma vie, et j’en suis bien content. Son absence m’aura évité de devenir un avorton docile. Nous évoquons la soirée d’hier. Fouad ricane encore du moment où j’ai mis le keuf sous pression en grillant le feu rouge à son approche. Nous nous sommes fait alpaguer au carrefour suivant, obligés de s’arrêter face au passage de deux poids lourds. J’ai préféré la jouer conciliant pour que Fouad puisse ramener la caisse. Il s’en est sorti avec un simple contrôle d’identité. Il me confirme que l’histoire a aussi amusé Samir. Après tout, il ne prête pas ses bolides polonais pour que mamie aille faire ses courses. Nous continuons à refaire le monde tranquillement sur notre banc. Je lui remémore le tournage avec Jul en février. On se partage aussi les derniers sons. Il a notamment une exclu géniale sur le prochain album de Hornet la Frappe. Nous décidons de finir l’après-midi par une chicken-chika sur l’avenue. Au moment de payer, Fouad m’annonce qu’il commence à être dans la dèche niveau thunes. Je suggère qu’on aille trouver un petit job chez Hicham pour se renflouer. Nous convenons d’y aller dès ce soir.


Hicham le Marocain incarne l’exact contraire de ce que mon père doit être. Comme lui, il s’appelle Hicham, comme lui, il est Marocain. Mais tout le reste n’a sûrement rien à voir. Il est l’un des lieutenants de la cité Berthelot et gère les points de deal autour de la préfecture. J’ai été introduit par Idriss, et il m’a branché sur le boulot à la pizzeria, où je lui suis utile pour certaines livraisons. Fouad aussi a déjà chouffé pour lui. Je crois qu’il nous apprécie, même si nous venons de Picasso. Nous nous présentons à son quartier général. Sa bande nous réserve un bon accueil, et nous accorde une petite place dans les canapés moelleux et profonds. L’appartement baigne dans la fumée du splif. Hicham est posé en skred dans un couloir adjacent, et semble régler les détails d’un braquo au téléphone. Il raccroche rapidement, puis s’avance d’un pas ferme au centre du salon. Il a une stature élancée mais très virile dans son jean ajusté et son polo brun. Il nous toise en lissant ses cheveux gominés, puis nous adresse d’un coup un sourire reconnaissant. « Vous tombez bien les reufs ! On va rodave sur Nanterre-Ville. J’ai un petit business cette nuit dans la zone et je veux m’assurer que la rnouch n’y mette pas le nez. Charif vous donnera les détails. »


Nous voilà en place à l’arrêt de bus du square. Durant le trajet, j’ai pris le temps de prévenir ma mère que je serai absent cette nuit. Charif a été très précis dans ses consignes. Il n’y a qu’à envoyer le bon message au bon numéro si une caisse des bleus déboule dans le secteur. Fouad joue sur son téléphone, pendant que je m’amuse à deviner l’insignifiante vie des occupants des voitures qui passent. Charif nous a prévenus que ça pourrait durer. Le temps passe. Fouad est le premier à remarquer l’équipe qui s’approche depuis le pont. Trois types en survêt écoutent du rap US à fond, avec une dégaine beaucoup trop confiante pour l’endroit et l’instant. L’un d’eux nous invective depuis le trottoir d’en face : « Guette ça ! Ya du rabza qui traîne ici à cette heure ? » Vu leur tronche, je comprends que ce sont des Turcs, probablement liés à la bande de Rezdan. Fouad montre des signes d’hostilité, mais je lui intime de rester calme. Je sens sa main se crisper sur le manche de son cran d’arrêt, comme si c’était mon propre poignet qu’il enserrait. Le trio traverse pour s’approcher de nous. Le plus grand nous demande ce que nous faisons ici. Je soutiens son regard, tout en répondant le plus calmement du monde qu’on sort juste de chez un soce : pas de biz, pas d’embrouille. Nous sommes en territoire neutre et n’avons pas de marchandise sur nous. Fouad renchérit en prétendant kiffer le son qui passe. L’atmosphère se détend et les Turcs finissent par reprendre leur chemin. J’envoie un message de compte-rendu à Charif, qui me félicite d’avoir contrôlé la situation. J’en ai marre des Turcs. J’ai aussi de plus en plus de mal avec les Cainfris et les Chinetoques.


Mais bon, tout ça c’est que dalle à côté de ma haine des Feujs et des Babtous.


Les vibrations de mon téléphone m’arrachent à mes rêves. Il est déjà 14h30 ce lundi et j’ai trois appels manqués d’Idriss. Je le rappelle mécaniquement, même si je ne suis qu’à moitié réveillé. Il commence par me féliciter. Sans connaître le détail, il sait que j’ai assuré cette nuit avec Hicham. Puis son ton devient plus sérieux. Il me rappelle qu’il a avancé les frais et engagé sa réputation pour que Samir me prête la voiture samedi dernier. Il attend donc que je passe le voir pour négocier le retour sur investissement. Je promets de passer directement chez lui plus tard dans l’après-midi. Il me bassine ensuite avec les actualités du quartier. Il rigole notamment à propos de son petit frère Adam, terrorisé ce matin en partant aux épreuves du brevet des collèges. J’ai vraiment connu Idriss au rugby. Bientôt deux ans qu’il ne met plus les pieds au stade, mais il continue à suivre les nouvelles, et éventuellement à coopter les bons jeunes qui s’y présentent. J’aimerais suivre ses traces. A seulement vingt-et-un an, il s’est dégotté un studio bien placé vers le gymnase. Il s’entretien physiquement et vit de trafics propres : métaux, électronique, carcasses, mobilier. En arrivant chez lui, je le détends d’emblée en racontant le dernier délire du club. Mardi dernier, ils ont eu l’idée saugrenue de monter une séquence de « rugby inclusif ». On s’est bidonné en voyant Karim se pointer couvert d’un voile rose. Les laquais de la mairie paradaient pour être sur les photos. Qu’ils arrêtent d’en faire trop. On votera pour eux tant qu’ils versent les subventions. Nous trouvons rapidement un accord : je lui garantis de donner un coup de main cet été pour l’inventaire de ses entrepôts. Pendant tout ce temps, Fouad me presse de messages. Je lui propose de me retrouver au bar de l’université, puis je prends congé d’Idriss.


Sur l’esplanade de Nanterre-U, les filles-à-papa et les punkettes tatouées se mêlent dans le même troupeau décadent partant bitcher sur les terrasses parisiennes.


C’est le meilleur perchoir pour reluquer les petits culs de blanches. A La Défense, on doit se faire petit. Mais ici, sur notre territoire, elles baissent les yeux craintivement. Les tenues s’allègent en même temps que les partiels s’achèvent. Fouad chourave un briquet pendant que je commande deux cafés au zinc. On tchatche, on blague, on mate. Nous recevons le même message au même moment. Samir monte une grosse soirée, plus qu’à ramener la beuh et la tise.


Je n’ai pas vu le temps passer. Samir et les potes nous ont fait délirer toute la nuit. Je n’ai même pas eu besoin de forcer sur le sky ou le zetla. Je me suis senti à l’aise tout de suite au milieu des kheys. Une chaude amitié émane de ces regards virils étrangement ancrés au milieu de ces visages parfois juvéniles, mais toujours burinés. Je suis ici à ma place, et j’y resterai toujours. Je perçois l’avenir comme un simple présent optimisé par plus de liasses et plus de respect. Nous sommes invincibles. Je jette un regard curieux autour de moi. Fouad somnole d’un œil en tripotant son téléphone. Une équipe s’excite sur le foot devant la console. Les plus foncedés sculptent des ronds de fumée près de la fenêtre. Samir débarque pour remettre de l’énergie dans ce tableau presque figé. Il dissimule vaguement sa bedaine sous son sweat noir pour se donner bonne contenance, puis nous rappelle quelques bons coups des semaines passées. Surtout, il annonce fièrement un nouvel arrivage de bolides loués en Pologne. Mes yeux pétillent. Il nous invite à le suivre au deuxième sous-sol pour constater de visu.


Elle me saute aux yeux dès que je mets le pied sur le parking. Féline et agressive, je tombe immédiatement sous son charme, et je me dirige vers elle pour l’observer sous toutes ses coutures. Après avoir dévoilé trois autres véhicules au petit groupe, Samir rejoint mon emplacement. « Mercedes A45 AMG, suspensions surbaissées, 100 km/h en 4,5 secondes, 381 chevaux, boîte automatique 7 vitesses sur double embrayage : le compact allemand classique. En jaune et noir pour les crâneurs que vous êtes ! » Quelques-uns pouffent discrètement. Je m’installe sur le siège conducteur pendant qu’ils poursuivent vers d’autres voitures, puis se dispersent. Je récupère Fouad, en admiration devant une BM, et nous rejoignons Samir qui textote dans un coin. Je lui balance directement mon souhait de tester la merco. Je commence à tricoter quelques bonnes raisons, mais Samir me coupe d’un geste rassurant. Il accepte, et m’assure qu’il a tout à fait confiance depuis l’histoire de la Golf. « T’es mon gars sûr, gros. Tiens les clés, teste maintenant si tu veux. On verra plus tard pour le zeyo. »


Il est six heures du matin. Les vrombissements du moteur nous font frémir. Fouad s’installe en passager et connecte rapidement son téléphone au dispositif de bord. Je règle mon siège comme un bandit, le cul enfoncé le plus bas possible. Nous sortons doucement du bloc à la lueur des phares xénons. Je rallie l’autoroute la plus proche pour faire chauffer la bête. La boîte automatique est huilée comme une centrale nucléaire. Je suis dans l’extase de cette perfection. Je déboule sur l’A14 direction Ouest. Pour la première fois de ma vie, je suis presque inhibé au moment d’appuyer franchement sur l’accélérateur. Le bolide obéit au doigt et à l’œil à tous mes signaux. Je lâche vraiment les chevaux dans le tunnel de Saint-Germain. La voiture rugit brutalement. J’éclate de rire tellement c’est jouissif. Sur la voie d’en face, les premiers trimeurs roulent mollement vers la capitale, tandis que notre voie reste un délicieux billard. La merco bouffe l’asphalte comme après une grève de la faim. Fouad nous met du lourd Sadek dans les baffles. La vitesse devient irréelle. J’ai besoin de toute ma concentration de pilote pour garder le contrôle. Nous pouvons à peine lire les panneaux qui défilent. Je slalome entre les poids lourds lorsque la silhouette pesante de la centrale de Porcheville apparaît dans le soleil de juin sur notre droite. Je propose à Fouad de faire demi-tour à Mantes pour qu’il prenne le volant. Nous sortons de l’autoroute, le temps d’échanger nos places, puis nous reprenons en sens inverse. Cette fois, le fait de ne pas être aux manettes me place dans l’inconfort. Fouad conduit vraiment dangereusement, non pas comme s’il voulait jauger son pilotage, plutôt comme s’il repoussait sa peur de la mort. Nous sommes au-delà des 250 km/h, mais la voiture continue d’avoir un comportement précis et fiable, vraiment de la bonne came. Je propose à Fouad de changer de liste de lecture. Cela irrite le grand fan de Sadek qu’il est, et il scrute mes manipulations sur l’ordinateur de bord. Au même instant, alors que nous arrivons à toute berzingue, un utilitaire déboîte sur la file de gauche juste devant nous pour dépasser. Reprenant immédiatement son attention, Fouad s’engage alors sur la voie de droite, malheureusement sur l’intersection vers Versailles. Après nous être figés quelques secondes, nous affichons le même demi-sourire narquois.


C’est la fastlife.


Il décide de poursuivre jusqu’au périphérique avant de rentrer à Nanterre. Notre bolide est toujours aussi fringant. Cependant, la densité de circulation augmente alors que nous passons à hauteur de Versailles, nous obligeant même à rouler au pas dans le tunnel de Saint-Cloud. La Tour Eiffel et le vieux Paris remplissent l’horizon. Je déteste leur cité dégoulinante d’orgueil. Fouad remonte le périphérique Ouest jusqu’à Maillot, où il vire sur la N13 vers La Défense. Nous contournons le quartier d’affaire pour rejoindre la cité Picasso. Il est sept heures passé. Derrière nos vitres fumées, la vie ordinaire des galériens commence. Je méprise ces gens qui jouent le jeu, ces gens qui acceptent de réussir leur CAP mécanique pour embrasser la vie de misère qui suit derrière. Alors que nous atteignons tranquillement la dalle, il me semble reconnaître l’un des gamins qui marche prestement vers le collège. Fouad confirme mon sentiment : « Mais c’est Adam, non ? Le frangin à Idriss ! » J’ouvre ma fenêtre pour lui faire signe pendant que Fouad nous gare à l’arrache sur le trottoir. Adam nous a déjà croisés une fois chez son frère. Il s’approche et me donne une chaleureuse accolade. Le collégien nous annonce qu’il passe aujourd’hui ses dernières épreuves du brevet. Je me souviens alors brusquement des moqueries de son grand frère la veille. Adam est fasciné par la gova. Il affiche le regard hébété que j’avais probablement moi aussi en la découvrant tout à l’heure. Tout naturellement, je lui propose d’embarquer pour un petit tour avant que nous le déposions au collège. Il accepte et jette son sac à dos sur la banquette arrière. Je profite de son attention pour lui faire le tour du véhicule et faire mousser mes quelques connaissances techniques. Fouad me cède le volant, tout en craignant que notre ballade qui s’éternise agace Samir. Je le coupe en démarrant, puis en lui rappelant à quel point Samir me fait confiance.


C’est parti. Je fais crier le moteur tout du long de l’avenue Pablo Picasso, puis je fonce à travers la circulation légère sur Joliot-Curie. Les mamans se retournent à mon passage, et je manque d’écraser un chien imprudent. Un morceau de Heuss l’Enfoiré rythme mes coups d’accélérateur. Je remonte devant la préfecture, avant de bifurquer à gauche sur la voie de bus du boulevard Soufflot. Le destin. C’est là que je croise leur regard. Deux flicaillons à moto sont postés vers la sortie de service des bâtiments administratifs. Leurs deux casques blancs se tournent vers moi dans un même mouvement. Je continue sans ciller sur ma lancée et je m’engage sur Pablo Neruda en grillant la priorité à un cycliste. Les reflets bleus dans mon rétro me signalent dans la foulée que la situation se dégrade. Les poulagas m’ont pris en chasse et m’ordonnent par de grands gestes de me garer sur le côté. Fouad est étrangement calme et coupe la musique pour ouvrir son logiciel de navigation. A l’arrière, Adam ricane sans vraiment comprendre ce qui se joue. Il n’est pas question que je retourne à l’ombre, si peu de temps après ma dernière gardave. Je me souviens dans un éclair que j’ai à nouveau oublié de prévenir ma mère de ma sortie nocturne. Puis je reviens à l’instant présent. Ma concentration est maximale. Je zigzague habilement au milieu de la circulation. Je n’ai pas les yeux sur le compteur, je conduis à l’oreille. Je klaxonne un piéton qui allait s’engager. Le pauvre se couche à plat-ventre sous l’effet de surprise. Je bifurque vers les Terrasses juste avant la gare de Nanterre-Préfecture et je poursuis pied au plancher vers le Nord. Les motards n’en mènent pas large, mais ils arrivent à me suivre malgré tout. Ils ne tentent même plus de me faire signe alors que je rebondis sur les dos d’ânes des petites rues de la Folie. La scène est digne d’une grosse production américaine, dommage que personne ne filme ça. Je frôle un couple en scooter avant de passer dans la ruelle d’un entrepôt. Le hurlement du moteur résonne sur les murets.


A présent, Adam glapit de peur. Fouad recommande que nous quittions la ville par l’autoroute pour aller se perdre au-delà d’Argenteuil. Ni une, ni deux, je drifte à droite pour rejoindre le boulevard de la Défense. Je réalise trop tard que c’est une erreur fatale. Beaucoup trop de véhicules se pressent devant l’Arena, et c’est pire encore vers Arago. Ma conduite devient plus agressive que jamais, mais les flics me collent toujours. Je fais une queue de poisson à un semi-remorque en débordant un rond-point, puis je tente de me dégager en prenant à gauche vers la place Nelson Mandela. Je tombe nez à nez sur un bouchon d’une dizaine de voitures, définitif, radical. Ma tension nerveuse retombe d’un coup. Je tente de me faufiler à gauche, contre le mur, sans vraiment y croire. Les schmitts ont mis pied à terre quelques mètres plus bas et m’abordent par l’arrière en me hurlant d’ouvrir la fenêtre. Adam se recroqueville sur la banquette. De son côté, Fouad marmonne tout un tas d’insultes. Je freine brutalement et je descends la vitre automatique. Les deux flics me fondent dessus dans l’instant, pistolet à la main. Leurs deux casques luisants me semblent alors plus effrayants qu’une gueule de molosse enragé. Premier coup de crosse. Deuxième coup de crosse. « Coupe le moteur ou je te shoote ! » Je ne sais plus où je suis. Toute ma morgue s’effondre en un instant. Je veux ma maman. « Je vais te mettre une balle dans la tête ! »


Troisième coup de crosse, celui du réveil.


Alors j’ai peur pour ma vie. Le break gris libère l’espace devant moi. Est-ce ma chance de survie ? J’accélère timidement. Le coup de feu claque. Je reçois la balle comme une libération. J’observe Fouad du coin de l’œil. Il est déjà tendu vers sa fuite et ne semble même plus s’occuper de moi. Je retombe de tout mon poids sur le volant. Une triste virée s’achève. Je viens m’encastrer violemment dans le panneau qui indique « Boulevard des Bouvets ». Sacré clin d’œil, je viens de me faire salement raboter.



J’expire en constatant combien toute cette vie fût vaine. Je regrette de n’avoir rien terminé, rien réalisé, rien construit, rien transmis. J’ai suivi bêtement les modèles absurdes qui m’étaient présentés, par refus du travail et des contraintes. Voilà que ce poulet que je hais tant me prodigue un massage cardiaque. Il me démontre ce qu’être responsable veut dire. Je pars sans avoir rien compris. Je n’avais pas compris que « vie rapide » signifiait « existence brève ». Qui veut faire l’ange fait la bête.

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