01 mai 2024

LES THÉORIES DU GENRE À L'ORIGINE DE LA NOUVELLE GUERRE FROIDE - EMMANUEL TODD

Les questions de mœurs sont devenues étrangement importantes dans les rapports internationaux. Les Occidentaux condamnent comme arriéré tout pays hostile à l'idéologie LGBT. Sûrs d'incarner une modernité universelle, ils n'ont pas compris qu'ils étaient en train de se rendre suspects au monde patrilinéaire, homophobe, et de fait opposé à la révolution occidentale des mœurs.

Dans un tel contexte, accuser avec véhémence la Russie d'être scandaleusement anti-LGBT, c'est faire le jeu de Poutine. Les Occidentaux s'imaginent que la législation de plus en plus répressive votée par la Douma contre l'homosexualité et les droits transgenres prouve au monde que la Russie est mauvaise. Ils se trompent. La Russie sait que sa politique homophobe et anti-transgenre, loin de lui aliéner les autres pays de la planète, en séduit beaucoup. Cette stratégie consciente lui confère une influence considérable.

Au rayonnement révolutionnaire du communisme a succédé le rayonnement conservateur de l'ère Poutine.

Le communisme russe avait attiré une partie des classes ouvrières européennes, en particulier en Italie et en France, et surtout des pays entiers, comme la Chine. Son athéisme cependant effrayait bon nombre de peuples, dont ceux du monde musulman. La Russie actuelle, conservatrice sur le plan des mœurs, ne souffre plus de ce handicap. Poutine, d'ailleurs, surjoue le rôle d'une religion orthodoxe qui depuis bien longtemps n'est plus un facteur notable dans la société russe. C'est à ce conservatisme moral d'un genre nouveau, post-religieux, qu'on doit imputer le si facile rapprochement intervenu entre le régime des mollahs iraniens et la Russie, alors que celle-ci était pourtant, avec l'Angleterre, l'un des deux grands ennemis traditionnels de l'Iran. Le conservatisme russe rend également possible des rapports, certes complexes, mais de plus en plus cordiaux, avec la Turquie d'Erdogan, dirigée par un parti islamique, ou avec l'Arabie Saoudite, une monarchie fondamentaliste.

L'idéologie transgenre de l'Occident semble poser au monde patrilinéaire un problème plus sérieux encore que l'idéologie gay. Comment des sociétés dans lesquelles la différence entre parentés paternelle et maternelle est structurante, et l'opposition entre hommes et femmes conceptuellement indispensable, pourraient-elles accepter une idéologie qui nous dit qu'un homme peut devenir une femme et une femme un homme ? Parler d'un simple rejet serait sous-estimer l'enjeu du conflit. Il est tout à fait plausible que ces sociétés considèrent que l'Occident est "devenu fou". Nihiliste peut-être ?

Particulièrement fascinante est le problème des alliés ou vassaux patrilinéaires des Etats-Unis. En Ukraine, à Taiwan, au Japon, on vote des lois LGBT pour tenter de se mettre en conformité avec la norme occidentale.

Au Japon, le 16 juin 2023, le Sénat a adopté la "loi pour la compréhension par les citoyens de la diversité du genre et de l'orientation sexuelle", plus couramment appelée "loi LGBT". Le projet de loi avait été adopté la veille par la chambre basse. La coalition au pouvoir a fait passer la loi de façon extrêmement hâtive. La gauche a voté contre la loi, jugée insuffisante. Un unique sénateur s'est démarqué par son opposition réelle. Le nouvel ambassadeur des Etats-Unis au japon, Rahm Emmanuel, qui n'avait cessé de twitter son soutien public, s'est réjoui publiquement de l'adoption de la loi.

À la suite de son adoption, la Cour Suprême du Japon a rendu verdict que l'interdiction faite à un employé transgenre du ministère de l'Economie d'utiliser les toilettes pour femmes était illégale. Par ailleurs, la commune de Shibuya est maintenant dépourvue de toilettes publiques réservées aux femmes. Des mouvements protestataires pour sauvegarder les toilettes pour femmes se sont mis en route. La crainte se répand de voir un jour des femmes transgenres entrer dans des bains publics pour femmes. Nous saurons un jour si la conversion politique du Japon à l'idéologie LGBT a rapproché la population japonaise des Etats-Unis, ou ajouté une dose supplémentaire de ressentiment contre le grand protecteur.



L'ironie suprême est ailleurs. Ces législations sont introduites pour affirmer une appartenance à l'Occident, et rendre plus sûre la protection américaine face à la Russie ou à la Chine. Mais réfléchissons un peu et revenons sur le sens profond de l'idéologie transgenre. Elle dit qu'un homme peut devenir une femme, et qu'une femme peut devenir un homme. Elle est une affirmation du faux et, en ce sens, proche du cœur théorique du nihilisme occidental. Mais comment l'adhésion à un culte du faux pourrait-elle mener à une alliance militaire plus sûre ? Il existe en fait un rapport mental et social entre ce culte du faux et la non-fiabilité, désormais proverbiale, des Etats-Unis dans les affaires internationales. Tout comme un homme peut devenir femme, un traité passé avec l'Iran dans le domaine nucléaire peut se transformer du jour au lendemain en un régime de sanctions aggravé. Ironisons un peu plus : la politique extérieure américaine est à sa manière gender fluid. La Géorgie et l'Ukraine savent désormais ce que vaut la protection américaine. Taiwan et le Japon ne seraient pas, j'en suis convaincu, défendus par les Etats-Unis contre la Chine. Ceux-ci n'en ont plus les moyens industriels. Mais surtout, l'idéologie nihiliste qui progresse sans cesse en Amérique transforme le principe même du respect des engagements en une chose désuète, négative. 

Trahir devient normal.

En votant ces lois par complaisance, les pays d'Asie orientale valident donc d'avance, en quelque sorte, leur futur lâchage par les Etats-Unis.

____________________________


Emmanuel Todd, La défaite de l'Occident, Gallimard, Paris, 2023

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Articles les plus lus