Les religions humanistes ont le culte de l'humanité ou, plus exactement, de l'homo sapiens. L'humanisme est la croyance selon laquelle l'homo sapiens possède une nature unique et sacrée, foncièrement différente de la nature de tous les autres animaux et de tous les autres phénomènes. Pour les humanistes, la nature unique de l'homo sapiens est la chose au monde qui importe le plus et qui détermine le sens de tout ce qui se passe dans l'univers. Le bien suprême est le bien d'homo sapiens. Le reste du monde et tous les autres êtres n'existent que pour le bénéfice de cette espèce.
Tous les humanistes ont le culte de l'humanité, mais ils ne s'accordent pas sur sa définition. L'humanisme s'est scindé en trois sectes rivales qui se disputent sur la définition exacte de "l'humanité", comme les sectes chrétiennes rivales s'affrontaient sur la définition exacte de Dieu.
Aujourd'hui, la secte humaniste la plus importante est l'humanisme libéral, pour lequel "l'humanité" est une qualité des individus, et la liberté individuelle sacro-sainte. Selon les libéraux, la nature sacrée de l'humanité réside en chaque individu homo sapiens. C'est le noyau interne, le cœur de l'individu qui donne sens au monde et qui est la source de toute autorité éthique et politique. Face à un dilemme éthique ou politique, il nous faut regarder en nous et écouter notre voix intérieure : la voix de l'humanité. Les principaux commandements de l'humanisme libéral sont destinés à protéger la liberté de cette voix intérieure de toute intrusion ou atteinte. Ces commandements sont collectivement connus sous l'appellation de "droits de l'homme".
C'est pour cette raison, par exemple, que les libéraux réprouvent la torture et la peine de mort. En Europe, à l'aube des temps modernes, on pensait que les meurtriers violaient et déstabilisaient l'ordre cosmique. Le rétablissement de l'équilibre passait par la torture et l'exécution publique du criminel, en sorte que tout le monde pu voir l'ordre rétabli. Les exécutions macabres étaient un passe-temps favori des Londoniens et des Parisiens aux temps de Shakespeare et de Molière. Dans l'Europe actuelle, le meurtre est perçu comme une violation de la nature sacrée de l'humanité. Pour rétablir l'ordre, les Européens d'aujourd'hui ne torturent ni n'exécutent plus les criminels. Ils punissent le meurtrier de la façon, à leurs yeux, la plus "humaine" possible, sauvegardant ainsi, voire reconstituant sa sainteté humaine. Honorer la nature humaine du meurtrier est une manière de rappeler à tout le monde la sainteté de l'humanité et de rétablir l'ordre. En défendant le meurtrier, nous remettons d'aplomb ce que le meurtrier a détruit.
Alors même qu'il sanctifie les humains, l'humanisme libéral ne nie pas l'existence de Dieu et se fonde, en fait, sur des croyances monothéistes. La croyance libérale dans la nature libre et sacrée de chaque individu vient directement de la croyance chrétienne traditionnelle dans les âmes individuelles libres et éternelles. Sans recourir aux âmes éternelles et au Dieu créateur, il devient terriblement difficile, pour les libéraux, d'expliquer ce que l'individu sapiens a de si particulier.
Une autre secte importante est l'humanisme socialiste. Pour les humanistes socialistes, "l'humanité" est moins individualiste que collective. Ce qui est sacré à leurs yeux, ce n'est pas la voix intérieure de chaque individu, mais l'espèce homo sapiens dans sa globalité. Tandis que l'humanisme libéral recherche autant de liberté que possible pour les individus, l'humanisme socialiste veut l'égalité entre tous les hommes. Pour les socialistes, l'inégalité est le pire des blasphèmes contre la sainteté de l'humanité, parce qu'elle privilégie des qualités périphériques des hommes sur leur essence universelle. par exemple, que les riches soient privilégiés par rapport aux pauvres signifie que nous prisons plus l'argent que l'essence universelle de tous les êtres humains.
De même que son homologue libéral, l'humanisme socialiste repose sur des fondements monothéistes. L'idée que tous les hommes sont égaux est une version remaniée de la conviction monothéiste que toutes les âmes sont égales devant Dieu.
La seule secte humaniste qui ait réellement rompu avec le monothéisme traditionnel est l'humanisme évolutionniste, dont les nazis sont les représentants les plus célèbres. Ce qui distingue les nazis des autres sectes humanistes, c'est une définition différente de "l'humanité", profondément influencée par la théorie de l'évolution. À la différence des autres humanistes, les nazis pensaient que l'humanité n'est ni universelle, ni éternelle, mais plutôt une espèce susceptible de mutations, et qui peut donc évoluer ou dégénérer. L'homme peut évoluer en sur-homme ou dégénérer en sous-homme.
La grande ambition des nazis étaient de préserver l'humanité de la dégénérescence et d'encourager son évolution progressiste. Aussi les nazis disaient-ils que la race aryenne, la forme la plus avancée de l'humanité, devait être protégée et encouragée, tandis que les espèces dégénérées d'homo sapiens comme les Juifs, les Tziganes, les homosexuels et les malades mentaux devaient être isolées, voire exterminées. Selon les nazis, l'homo sapiens apparut avec l'évolution d'une population "supérieure", alors que les populations "inférieures" comme les Néandertal s'éteignaient. Au départ, ces populations n'étaient que des races différentes, mais elles avaient ensuite suivi des trajectoires évolutives indépendantes. Ce qui pouvait bien se reproduire. Pour les nazis, homo sapiens s'était déjà divisé en plusieurs races distinctes, chacune possédant ses qualités uniques. L'une d'entre elle, la race aryenne, réunissait les plus belles qualités : rationalisme, beauté, intégrité, diligence. Elle pouvait donc transformer l'homme en sur-homme. D'autres races, comme les Juifs et les Noirs, étaient les Néandertal contemporains, possédant de moindres qualités. Si on les laissait se reproduire, en particulier dans le cadre de mariage mixte avec les Aryens, toutes les populations humaines en seraient altérées, et homo sapiens serait voué à l'extinction.
À l'aube du IIIe millénaire, l'avenir de l'humanisme évolutionniste est incertain. Pendant soixante ans, après la fin de la guerre contre Hitler, il a été tabou de lié l'humanisme à l'évolution et de prôner des méthodes biologiques pour "élever" homo sapiens au rang de sur-homme. Aujourd'hui, cependant, ces projets sont de nouveau en vogue. Nul ne parle d'exterminer des races ou des individus inférieurs, mais beaucoup envisagent d'utiliser notre connaissance croissante de la biologie humaine pour créer des sur-hommes.
Dans le même temps, entre les dogmes de l'humanisme libéral et les toutes dernières découvertes des sciences de la vie, s'ouvre un gouffre que nous ne pouvons plus nous permettre d'ignorer. Nos systèmes politiques et judiciaires libéraux reposent sur l'idée que chaque individu possède une nature intérieure sacrée, indivisible et immuable, qui donne du sens au monde, et qui est la source de toute autorité éthique et politique. Depuis plus de 200 ans, pourtant, les sciences de la vie ont profondément miné cette croyance. Les hommes de science étudiant les rouages intérieurs de l'organisme humain n'ont pas trouvé d'âme. Ils sont de plus en plus enclins à soutenir que le comportement humain est déterminé par les hormones, les gènes et les synapses, plutôt que par le libre-arbitre — donc par les mêmes forces qui déterminent le comportement des chimpanzés, des loups et des fourmis.
Nos systèmes politiques et judiciaires essaient largement de cacher sous le tapis ces découvertes fâcheuses. Mais, franchement, combien de temps pourrons-nous maintenir le mur qui sépare le département de biologie des facultés de droit et de science politique ?
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Yuval Noah Harari, Sapien : une brève histoire de l'humanité, Kinneret, Tel-Aviv, 2012
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