27 octobre 2024

LE MALAISE D'UNE FRANCE QUI NE S'APPARTIENT PLUS - GILBERT PEROL

C'est un fait. Les sondages le révèlent et chaque Français le sent bien : la France est gravement malade. Voilà un demi-siècle qu'elle est mal dans sa peau, qu'en dépit des performances économiques, financières ou techniques, qui ont pu donner le change, elle n'arrive pas à "épouser son siècle". Il est vrai que le grand choc de la guerre et de la défaite de 1940 avait cassé quelque chose. La France ne s'en est jamais tout à fait remise, même si, grâce à de Gaulle et à tous ceux qui sont morts pour elle, communistes et royalistes mêlés, elle a pu prendre rang parmi les vainqueurs.

Car la déroute de 40 n'a été qu'un révélateur : le mal était plus ancien et plus profond. Elle a décapé ce qui était déjà visible sous des apparences brillantes, la difficulté pour la France de concilier sa grandeur et ce qu'il est convenu d'appeler la "modernité". Malentendu fondamental qui dure et qui se creuse. On a beau célébrer les succès de notre pays, le Concorde, l'Airbus, le TGV, la "vérité vraie", comme on dit à la campagne, est que la France subit, plutôt qu'elle n'y adhère vraiment, l'évolution dans laquelle on l'entraîne depuis un demi-siècle, vers le "progrès", la "modernité", l'Europe.

Les dents serrées, elle essaie de suivre, de gagner, elle ne réussit pas trop mal parce qu'elle est la France, mais elle n'est pas heureuse.

La France est malade, mais le mal qui la ronge ne trouve pas sa source dans son état matériel qui, somme toute, n'est pas si mauvais, même si le cancer du chômage développe des poches de misères croissante. Les Français vivent vieux à défaut de vivre heureux, à l'abri d'un système de protection qui les materne jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf ans. Mais la France a perdu son entrain, sa joie de vivre, le ressort s'est cassé. Sans être véritablement à la traîne, ce n'est plus elle qui donne le ton, elle est rentré dans le rang, et elle a horreur de cela !

Ce qui la mine en profondeur, c'est qu'elle ne se sent plus elle-même. Elle a perdu ses marques, ses références, on lui a volé ses valeurs, on l'oblige, de l'intérieur, sous l'effet conjugué de la télévision et d'un système d'éducation partisan, comme de l'extérieur sous la pression de tous ceux qui veulent la "banaliser", à être différente de ce qu'elle est réellement.

Elle s'est affadie, édulcorée, elle a perdu le secret du goût français, de l'élégance française, de la furia francese. Tout cela sacrifié pêle-mêle sur l'autel du prétendu "progrès", du "modernisme", sur les fonts baptismaux d'une Europe technocratique accouchée au forceps, où la francité risque, au train où vont les choses, de faire bien pâle figure à côté des influences germaniques, slaves, italiennes, anglo-saxonnes, qui, elles, gardent toutes leurs forces. Comment la France imprimerait-elle sa marque au nouveau coquetel, si elle a perdu sa propre saveur ? Comment serait-elle le levain de la pâte, si elle a épuisé sa vertu ?


Tel est le constat impitoyable que ceux qui nous gouvernent n'osent pas faire, et il n'y a guère de voix, fût-ce dans l'opposition, pour le faire toucher du doigt au peuple français. Plutôt l'entretenir dans ses illusions et ses cocoricos ; dans cette fausse grandeur dont on le gave en chaque occasion comme un enfant mal élevé qu'on bourre de chocolat, et qui lui donne mal au cœur. Quand l'intelligentsia parisienne réalisera-t-elle que la France a la nausée ? Qu'il ne faut plus lui administrer ni confitures, ni gâteries, mais qu'il faut lui parler droit et haut, à la fois doucement parce que c'est Dame la France, qu'elle mérite respect et attention, et fort parce que le moment est venu de l'appeler à gravir un chemin difficile, celui de sa grandeur à retrouver.

Les Français, déjà, s'excitent sur la prochaine élection présidentielle, se passionnent sur la question de savoir qui s'installera, après Mitterrand, à l'Elysée. Ont-ils réfléchi au fait que son successeur, quel qu'il soit, n'aura plus, au rythme où l'on prétend aller en matière de construction européenne, que la moitié des pouvoirs qu'exerce encore aujourd'hui le président de la République ? Et le suivant, en 2002, n'en aura plus que le quart ou le cinquième ! 

Que les jeunes Français se dépêchent : ils ont encore deux ou trois présidents à élire, qui soient vraiment responsables de quelque chose.

Après, ils n'éliront plus qu'un sous-chef qui se consolera en allant inaugurer les chrysanthèmes. A moins, tartufferie suprême, qu'on leur donne en hochet d'élire un "président européen". Moi, je préfère m'intéresser aux hommes de mon canton...

La grandeur à la française, c'est quoi ? La France qui, si souvent dans son histoire, a été "grande" et qui aspire à le redevenir, comment a-t-elle vécu cette grandeur ? Comment peut-elle la redécouvrir ?

Trois mots me viennent à l'esprit pour définir cette grandeur à la française, qui sont aussi les chemins à suivre pour la retrouver : Indépendance, Unité, Universalité.

Trois mots qui en démarquent trois autres, bien connus et que je ne reprends pas tels quels parce qu'ils ont trop servi. Ils sont désormais suspects de démagogie et de discours faciles : Liberté, Egalité, Fraternité. L'indépendance n'est-elle pas, pour une nation, l'expression et la condition de la liberté ? L'unité n'est-elle pas le fondement et le terrain d'épanouissement de l'égalité entre citoyens ? L'universalité n'est-elle pas l'aspiration la plus haute de la fraternité ?

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Gilbert Perol, La grandeur de la France, Albin Michel, Paris, 1992

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