31 janvier 2025

L'ACME DU KALI YUGA - RENE GUENON

Le monde moderne ira-t-il jusqu'au bas de cette pente fatale, ou bien, comme il est arrivé à la décadence du monde gréco-latin, un nouveau redressement se produira-t-il cette fois encore, avant qu'il n'ait atteint le fond de l'abîme où il est entraîné ? Il semble bien qu'un arrêt à mi-chemin ne soit plus guère possible, et que, d'après toutes les indications fournies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entrés vraiment dans la phase finale du Kali Yuga, dans la période la plus sombre de cet "âge sombre", dans cet état de dissolution dont il n'est plus possible de sortir que par un cataclysme, car ce n'est plus un simple redressement qui est alors nécessaire, mais une rénovation totale.

Le désordre et la confusion règnent dans tous les domaines ; ils ont été portés à un point qui dépasse de loin tout ce qu'on a vu précédemment, et, partis de l'Occident, ils menacent maintenant d'envahir le monde tout entier ; nous savons bien que leur triomphe ne peut être qu'apparent et passager, mais, à un tel degré, il paraît être le signe de la plus grave de toutes les crises que l'humanité ait traversé au cours de son cycle actuel. Ne sommes nous pas arrivés à cette époque redoutable annoncée par les livres sacrés de l'Inde, "où les castes seront mêlées, où la famille même n'existera plus" ? Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l'Evangile appelle "l'abomination de la désolation".

Il ne faut pas se dissimuler la gravité de la situation ; il convient de l'envisager telle qu'elle est, sans aucun "optimisme", mais aussi sans aucun "pessimisme", puisque, comme nous le disions précédemment, la fin de l'ancien monde sera aussi le commencement d'un monde nouveau.

Telle est, esquissée dans ses grands traits et réduite à l'essentiel, la véritable explication du monde moderne. Mais, déclarons le très nettement, cette explication ne saurait aucunement être prise pour une justification. Un malheur inévitable n'en est pas moins un malheur. Et, même si du mal doit sortir un bien, cela n'enlève point au mal son caractère. Nous n'employons d'ailleurs ici, bien entendu, ces termes de "bien" et de "mal" que pour nous faire mieux comprendre, et en dehors de toute intention spécifiquement "morale".


Les désordres partiels ne peuvent pas ne pas être, parce qu'ils sont des éléments nécessaires de l'ordre total. Mais malgré cela, une époque de désordre est en elle-même quelque chose de comparable à une monstruosité, qui, tout en étant la conséquence de certaines lois naturelles, n'en est pas moins une déviation et une sorte d'erreur, ou à un cataclysme, qui bien que résultant du cours normal des choses, est tout de même, si on l'envisage isolément, un bouleversement et une anomalie. La civilisation moderne, comme toutes choses, a forcément sa raison d'être, et, si elle est vraiment celle qui termine un cycle, on peut dire qu'elle est ce qu'elle doit être, qu'elle vient en son temps, et en son lieu. Mais elle n'en devra pas moins être jugée selon la parole évangélique trop souvent mal comprise : "Il faut qu'il y ait du scandale, mais malheur à celui par qui le scandale arrive !"

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René Guénon, La crise du monde moderne, Bossard, Paris, 1927

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