Choix 1 : une micro-entreprise tech fondée par un trentenaire iconoclaste entouré de seconds couteaux sortis de la fac. Choix 2 : une grande boîte du CAC40 possédée par une vieille famille bourgeoise du Nord sur le segment de la consommation courante. Question : quel vous semble être l'organe le plus porté à l'innovation ?
Une armée est un corps constitué à dynamique duale. L'institution et l'outil. L'institution militaire est naturellement conservatrice. Elle préserve l'armée dans ses structures et dirige les grandes orientations du temps de paix. L'outil militaire vit dans l'adaptation permanente au contexte stratégique. Il est dans une dynamique de renouvellement constant et sa finalité est l'engagement opérationnel. Une armée navigue en permanence entre rupture et continuité. Cette dualité existe à tous les échelons. Un chef de section incarne l'institution lorsqu'il brandit un bulletin de sanction. Il incarne l'outil lorsqu'il brandit son arme au combat.
Le centre de doctrine est l'un des cœurs où se percutent cette rupture et cette continuité. Peu d'organismes au monde ont une lettre de mission aussi ambivalente : pérenniser les bonnes pratiques, actualiser les bonnes pratiques. Un centre de doctrine doit faire évoluer le modèle d'armée et son concept d'emploi, mais pour ce faire doit inscrire au propre les directives officielles qui les figent.
Mais qu'on ne s'y trompe pas. La logique de rupture est le premier animateur de la dynamique de la doctrine. Le centre doctrinal est en effet la cheville ouvrière de l'irrigation du haut-commandement par l'expérience du terrain. Elle recueille et standardise l'état de l'art qui sera ensuite généralisé par la pratique du commandement et les développements capacitaires. Autrement dit, la recherche doctrinale se charge d'infuser dans l'institution le principe de réalité de l'outil, et simultanément de tailler l'outil afin d'être maniable par l'institution. Le doctrinaire est un légaliste de la coutume éprouvée.
Par conséquent, les traitants d'un centre de doctrine doivent posséder une crédibilité indiscutable dans l'institution, tout en ayant l'agilité et la curiosité d'esprit de questionner l'outil dans ces évolutions. Dans le processus de transformation permanent d'une armée, la recherche doctrinale postule d'emblée son retard sur la réalité de la guerre, mais pose le cadre suffisamment rigide pour la cohésion de l'outil, et suffisamment souple pour son adaptation.
La doctrine n'a qu'un ennemi : le dogme.
Elle doit donc s'imposer une pensée fluide tout en acceptant les limites des structures rigides, coincée qu'elle est entre la planification stratégique et l'enseignement du commandement. Au risque de le répéter, le centre de doctrine ne doit pas prêcher la pensée fluide, il doit l'incarner. Le gardien de la doctrine est un ayatollah de la lettre doté d'un esprit libre.
Cette alchimie est assez simple à satisfaire par de bonnes conditions d'organisation. L'architecture de la doctrine passe par un système de relais fonctionnels verticaux qui chacun adoptent une structure duale de captation empirique, et de diffusion théorique. Chaque fonction opérationnelle doit avoir son centre d'études, autorité de décision pour les considérations propres à son périmètre, et de proposition pour les considérations transverses. Au niveau plus général de l'armée, le centre de doctrine est plus puissamment doté. Il recueille et synthétise avant décision les propositions des échelons subordonnés. Il se connecte au développement capacitaire, à la recherche scientifique et au monde des centres de réflexion pour fixer son cadre prospectif. Il propose des publications ouvertes où tout militaire peut publier des idées intéressantes.
Et il donne des impulsions doctrinales, pas des directives de commandement.
Il n'est pas un centre de réflexion, auxquels appartiennent la critique des orientations stratégiques, la prospective, l'audit, la veille géopolitique, la publication à fins d'information du grand public. Pour ça, l'armée a la DGRIS et l'écosystème IFRI-IRIS-FRS.
Il n'est pas une école militaire, auxquelles appartiennent la formation des cadres. Pour ça, l'armée a l'Ecole de Guerre.
Il n'est pas une section technique, auxquelles appartiennent l'évaluation des besoins capacitaires et la définition des nouveaux équipements. Pour ça, l'armée a la DGA et la STAT.
Il n'est pas une université, auxquelles appartiennent la recherche scientifique fondamentale ou appliquée, la polémologie, la publication scientifique. Pour ça, l'armée a l'IRSEM et quelques partenariats.
Il n'est pas une agence de rayonnement pour irriguer le monde civil. Pour ça, l'armée a l'IHEDN.
Vous chercherez les acronymes.
Un centre de doctrine impulse la conservation réformatrice de l'outil militaire. Il établit les schémas d'organisation, les cadres de mission et la manière d'employer les forces. Il est constitué de militaires expérimentés et agiles, placés dans un cadre où leur pensée se débride avant d'être couchée dans un document formaté. Ce profil n'est pas rare, loin de là. Une bonne partie des membres des forces armées constate au quotidien l'écart entre doctrine et pratiques réelles, et est capable de formuler les adaptations réactives applicables pour l'ensemble. Simplement, il s'agit ici de le placer dans des conditions où il pourra exprimer son point de vue sans être bridé par le principe hiérarchique.
Un bon centre de doctrine, c'est la microtech à laquelle sous-traite la boîte du CAC40.
"L'armée de Terre de combat" version 2025 a réussi à faire le strict inverse : c'est la boîte du CAC40 à laquelle sous-traite la microtech.
Comme tout ce qu'elle touche actuellement, l'armée de Terre "NG" a réussi à faire fi de toutes les évidences pour pondre un monstre. Le général Schill, chef d'état-major de l'armée de Terre (CEMAT), est en train de passer au forceps la réforme la plus calamiteuse de l'histoire de l'armée française, d'autant plus dommageable que pour une fois les ressources sont croissantes. C'est une cacophonie.
Quel en est le pire morceau ? Sans aucun doute la création du Commandement du Combat Futur (CCF). Oui. Un organisme de l'armée française porte bien ce titre stupide digne des pires séries Z d'Hollywood. Quelqu'un "commande" le combat futur. Lunaire. On aurait préféré avoir quelqu'un pour le combat présent...
Ce CCF est chargé d'observer les mutations de la conflictualité afin de les traduire dans la transformation de l'armée de Terre. Qu'adviendra-t-il de lui lorsque la transformation sera terminée ? N'a-t-il pas intérêt à prolonger cette transformation ? Ses premières conclusions : on passe "d'une mécanisation de la guerre à une robotisation de la guerre". Impressionnant, il fallait au moins des cervelles de généraux pour deviner ce truisme.
Car, en effet, là le bât blesse. Le CCF est une machine à étoilés, un bon gros paquebot plein de gens beaucoup trop installées pour incarner le changement. C'est son drame. L'adT a fait le choix de transformer en 20 ans son Centre de Doctrine et d'Emploi des Forces (CDEF), dirigé par un obscur brigadier et deux colons sans potard, en l'ogre CCF avec son général 4 étoiles, Baratz, promis aux sommets, et une tripotée d'autres étoilés ou colonels lourds. Fini les papiers audacieux du lieutenant-colonel Goya dans "Les Cahiers du RETEX". L'époque où un jeune non-breveté pouvait irriguer sans filtre toute notre pensée militaire est révolue.
L'organe est ainsi devenu un fourre-tout hétérogène où se côtoient le centre d'études stratégiques, la STAT, le "laboratoire du combat futur" et la "division développement des forces". Un fourre-tout donc, et sa galerie de titres pompeux, mais seulement 150 personnes (hors STAT). Ca vaut le coup de passer 4 étoiles si c'est pour commander le même volume qu'un capitaine !
Voilà comment on bâtit une structure rigide qui rigidifie les esprits. Normalement, un centre de doctrine est un "centre", ce qui est d'ailleurs le cas dans les deux autres armées (CESM et CESA). Au pire, c'est une "direction", lorsqu'on a besoin d'en souligner la force de décision ou de justifier des primes. Mais pas un "commandement", jamais de la vie. Un commandement est une fonction où l'on dirige une unité de manœuvre tout en ayant charge d'âme des hommes qui la composent. Parce qu'ils peuvent mourir. On attend encore qu'un traitant du CCF s'étouffe sur son PPT de transfo. Le commandement est une notion symboliquement lourde, qui donne préséance. Rien, absolument rien ne justifie que le CCF soit un commandement.
Soit. Le "commandement", donc, mitraille les évidences et les modes du moment : environnement contesté, inconfort opératif, M2MC, transparence du champs de bataille. Et un mot revient toutes les trois lignes : "transformer". De quoi regretter le "durcir" de Burkhard (actuel CEMA, CEMAT précédent) pendant qu'on faisait des câlins aux soldats pour les fidéliser.
Une assurance : ce CCF maîtrise l'IA. En effet, sa communication lissée respire la génération de texte par ChatGPT et la génération de vignettes par Gamma. Cet appui sur l'IA semble sûrement révolutionnaire à ces colons fatigués qui n'ont pas vu le régiment depuis le GBC 8KT. Sûrement aussi révolutionnaire que les "forces morales" qui seront nécessaires pour gagner les guerres de demain - sans jamais avoir été utiles hier apparemment.
Le CCF ne sert plus qu'à servir la sauce Schill et à justifier sa réforme délétère, à grands coups de "commandement par intention" et de "simplification".
Baratz décrit son CCF comme étant une "start-up" ou le "think tank" de l'adT. Au-delà du ridicule, et des anglicismes, ce sont de graves contresens. Cette communication fébrile démontre le malaise qui règne. Bernard Arnault n'a jamais ressenti le besoin de dire que LVMH est une start-up. À longueur de document, le CCF annône qu'il faut trouver des solutions. Dommage que lui n'en trouve pas.
Il faut toujours se délecter de voir les champions de l'infanterie légère expliquer au monde entier comment mener une guerre de haute intensité. Les mecs ont toujours ostensiblement méprisé la masse, mais se font désormais sans gêne les défenseurs de la logistisque et des feux dans la profondeur. Le père Baratz, à la tête de son nouveau hochet n'y coupe pas. Pire, le concept de corps d'armée est la priorité des considérations du CCF. Une fois de plus, la bonne idée pour l'avenir était dans les cartons au grenier. Quelle honte surtout. Tout l'état-major se presse de justifier de nouveaux postes de généraux alors que nos unités sont à l'agonie. Les gradés feraient bien de déjà apprendre à composer une division correcte.
"Explorer", "innover"... Dans notre post-vérité contemporaine, plus un terme revient en élément de langage, moins il a de réalité concrète. Sous l'impulsion du CCF, l'innovation devient la nouvelle norme, le nouveau dogme. Tout jeune officier qui veut sa promotion est tenu de proposer son idée. Excellent, enfin excellent s'il y a du drone, du cyber, et que ça réduit les coûts.
Les Britanniques viennent de sortir un immonde papelard en guise de revue stratégique, qui prévoit de remplacer ses soldats par des robots à moyen terme. Les incitations du CCF, à ce stade pas autant formalisées que les Brits, vont dans le même sens. L'exigence d'innovation fait fi des difficultés RH, capacitaires et organisationnelles.
Rarement chose a été aussi vomitive que de voir un général 4 étoiles à un poste indû, incarnant la fossilisation de la pensée militaire, marteler à ses sbires qu'il faut développer l'innovation, l'agilité d'esprit et l'imagination. On serait moins choqué de voir Pornhub diffuser la messe.
En parlant de grand-messe, le CCF se démène frénétiquement sur toutes les tribunes publiques du petit milieu parisien. Il parle aux jeunes, aux étudiants, aux chercheurs, à l'IHEDN, à la BITD, aux décideurs politiques. Pour quel résultat ? Des clous. Le CCF se complaît dans l'indécision permanente. La moitié des documents de doctrine sont en version provisoire ou en attente de signature. Du coup, personne ne sait ce qu'est la Brigade Scorpion, personne ne sait à quoi servent les commandements Alpha, personne ne comprend l'intérêt de la régionalisation tournante, alors que toutes ces questions devraient être réglées par une doctrine préparatoire. Au lieu de ça, chaque entité terrestre tourne à vide et communique pour justifier sa propre existence. Du "battle lab" partout mais d'armée nul part.
Ainsi les légalistes de la doctrine sont devenus des courtisans et des guichetiers. Le CCF salit la culture opérationnelle française en se faisant le relais creux des doctrines ineptes produites par l'Otan. Le CCF trahit son rôle en écrasant les Divisions d'Etudes et Prospective d'armes pour observer directement les pratiques d'unité à travers les pôles d'expertise. Le CCF appauvrit la cohésion de l'adT en promouvant la singularité plutôt que l'harmonisation des pratiques. Le CCF détruit notre logistique en approuvant la multiplication des micro-parcs sous prétexte d'expérimentation.
La génération de poireaux actuellement aux commandes devra rendre des comptes pour sa gestion lamentable et ses injonctions contradictoires. Le CCF est l'exemple chimiquement pur de ces organismes surnuméraire dont l'action se limite ensuite à justifier son existence et flatter l'ego de son chef. Au bilan : plus de com' vaseuse, plus de rayonnement abscons, plus de ponction d'une ressource humaine précieuse, plus de redondance, plus de moutonisme, moins de doctrine.
Le vrai combat futur sera de démanteler le CCF.
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