04 juin 2025

JEANNE D'ARC COMME INCARNATION DE LA FRANCE - SIMÉON LUCE

 

Le XVe siècle est comme la conclusion du moyen-âge. Il ferme et il résume à la fois cet âge intermédiaire qui forme la transition entre l'antiquité gréco-latine et les temps modernes. C'est une des plus grandes dates de l'histoire de l'humanité. L'esprit chrétien, en ce qu'il a de plus suave, trouve alors son expression suprême et définitive dans "l'Imitation de Jésus-Christ" ; Gutenberg invente l'imprimerie ; Colomb découvre l'Amérique ; Jeanne d'Arc, enfin, personnifie l'héroïsme patriotique et couronne par le martyre l'épisode le plus merveilleux de notre histoire et de toutes les histoires.


La Pucelle n’est pas seulement le type le plus achevé du patriotisme, elle est encore l’incarnation de notre pays dans ce qu’il a de meilleur.

 

Il y a dans la physionomie de l’héroïne du XVe siècle des traits qui la rattachent à la France de tous les temps : l’entrain belliqueux, la grâce légère, la gaieté primesautière, l’esprit mordant, l’ironie méprisante en face de la force, la pitié pour les petits, les faibles, les malheureux, la tendresse pour les vaincus. De tels dons appartiennent pour ainsi dire à notre tradition nationale, et la libératrice d’Orléans les a possédés à un si haut degré que cette face de son génie a frappé tous ses admirateurs.

 

Rappelons, quoique tout le monde les sache par cœur, quelques-unes de ces saillies où l’on retrouve les propriétés de notre sol, où l’on savoure le goût de notre terroir, où l’on entend en quelque sorte la voix de notre sang, le tout élevé à la hauteur d’une grande âme : « Jamais, disait un jour la Pucelle, je n’ai vu sang de Français que les cheveux ne me levassent ». Et ailleurs, à la première nouvelle d’un engagement où plusieurs des siens avaient été blessés : « Ha, sanglant garçon, cria-t-elle à son page, vous ne me diriez pas que le sang de France fût répandu ! »



 

La patrie, au lieu d’être une simple abstraction, viendrait à s’incarner sous les traits d’une femme, la patrie elle-même personnifiée dans une créature d’élite ne tiendrait pas un autre langage.

 

Le 7 mai 1429, la veille de la levée du siège d’Orléans, comme elle partait pour l’assaut, son hôte la voulait retenir pour lui servir un magnifique poisson qu’on venait d’apporter. « Gardez-le jusqu’à ce soir, dit-elle en souriant, je vous amènerai un godon (sobriquet populaire donné aux Anglais) qui en mangera sa part. » Cet entrain belliqueux, cette gaieté allègre, ce mot pour rire en allant à la bataille, comme tout cela est bien français !

 

Un de ses examinateurs de Poitiers, le Dominicain Seguin, croyait la mettre dans un grand embarras en demandant malicieusement quelle langue parlait l’archange Michel lorsqu’il était apparu pour lui annoncer sa mission ; et, comme cette question insidieuse était assaisonnée d’un fort accent limousin : « Il parlait, se contenta de répondre Jeanne, un meilleur français que vous ».

 

Certes, tous les pays ont eu leurs héroïnes, mais quelle autre qu’une Française, aussi prompte à la riposte que capable d’enthousiasme, aurait trouvé cette réponse ! On retrouve ici le génie national en ce qu’il a de permanent et d’essentiel ; mais il y a d’autres traits de la physionomie de Jeanne d’Arc, non moins piquants, quoiqu’ils nous semblent aujourd’hui un peu étranges, qui portent l’empreinte particulière et pour ainsi dire la marque soit de la France du XVe siècle en général, soit du pays natal de la Pucelle en particulier, soit même des quatre ou cinq années, d’un caractère très singulier, qui ont précédé sa mission.

 

Les deux plus saillants de ces traits, l’ardeur enthousiaste de la foi religieuse, la croyance naïve au surnaturel, ont été signalés par tous les historiens. Un troisième trait, encore plus caractéristique que les précédents, sur lequel on n’a peut-être pas suffisamment insisté jusqu’à ce jour, c’est ce qu’on peut appeler le culte mystique de la royauté. Les représentants légitimes de cette royauté ont été pour la Pucelle l’objet d’une sorte de religion, et comme des papes laïques.

 

Les circonstances locales expliquent peut-être le caractère exalté que revêtit ce culte dans la patrie de Jeanne d’Arc au commencement du XVe siècle. Il faut donc s’atteler à reconstituer l’histoire de ce petit coin de Lorraine autour de Domrémy pendant les années qui ont précédé immédiatement la mission. Les moines les plus populaires de la fin du moyen âge, les religieux mendiants et surtout les Franciscains de l’Observance ont aussi exercé une influence prépondérante sur la tournure de la dévotion de la libératrice d’Orléans et aussi, dans une certaine mesure, sur sa vocation patriotique.

 

L’idée d’une intervention providentielle en faveur de la France ne pouvait que s’incarner, à l’époque de Jeanne d’Arc, dans le chef de la milice divine, dans l’archange Michel plutôt que dans un autre personnage céleste.

 

Replacée ainsi dans son cadre naturel, et étudiée sous son vrai jour, la physionomie de l’héroïne nous apparaît plus originale sans être moins touchante. S’y marient et s’y fondent les lignes fondamentales, permanentes, du caractère national français, et aussi les traits particuliers qui ont marqué ce caractère pendant une certaine période du moyen-âge.

 

Par ses qualités les plus séduisantes comme par quelques-uns de ses plus dangereux défauts, la France est essentiellement femme.


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Siméon Luce, Jeanne d'Arc à Domrémy, Honoré Champion, Paris, 1886

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