Les prétendus "bienfaits" de ce qu'on est convenu d'appeler le "progrès", et qu'on pourrait en effet consentir à désigner ainsi si l'on prenait soin de bien spécifier qu'il ne s'agit que d'un progrès tout matériel, ces "bienfaits" tant vantés ne sont-ils pas en grande partie illusoires ? Les hommes de notre époque prétendent par là accroître leur "bien-être". Nous pensons, pour notre part, que le but qu'ils se proposent ainsi, même s'il était atteint réellement, ne vaut pas qu'on y consacre tant d'efforts. Mais de plus, il nous semble très contestable qu'il soit atteint.
Tout d'abord, il faudrait tenir compte du fait que tous les hommes n'ont pas les mêmes goûts ni les mêmes besoins, qu'il en est encore malgré tout qui voudraient échapper à l'agitation moderne, à la folie de la vitesse, et qui ne le peuvent plus. Osera-t-on soutenir que pour ceux-là ce soit un "bienfait" que de leur imposer ce qui est le plus contraire à leur nature ? On dira que ces hommes sont peu nombreux aujourd'hui, et on se croira autorisé par là à les tenir pour quantité négligeable. Là, comme dans le domaine politique, la majorité s'arroge le droit d'écraser les minorités qui à ses yeux ont évidemment tort d'exister, puisque cette existence même va à l'encontre de la manie égalitaire de l'uniformité.
Mais si l'on considère l'ensemble de l'humanité au lieu de se borner au monde occidental, la question change d'aspect : la majorité de tout à l'heure ne va-t-elle pas devenir une minorité ? Aussi n'est-ce plus le même argument qu'on fait valoir dans ce cas, et par une étrange contradiction c'est au nom de leur supériorité que ces égalitaires veulent imposer leur civilisation au reste du monde, et qu'ils vont porter le trouble chez des gens qui ne leur demandaient rien. Et comme cette supériorité n'existe qu'au point de vue matériel, il est tout naturel qu'elle s'impose par les moyens les plus brutaux. Qu'on ne s'y méprenne pas d'ailleurs : si le grand public admet de bonne foi ces prétextes de "civilisation", il en est certains pour qui ce n'est qu'une simple hypocrisie moraliste, un masque de l'esprit de conquête et des intérêts économiques.
Mais quelle singulière époque que celle où tant d'hommes se laissent persuader qu'on fait le bonheur d'un peuple en l'asservissant, en lui enlevant ce qu'il a de plus précieux — c'est-à-dire sa propre civilisation —, en l'obligeant à adopter des mœurs et des institutions qui sont celles d'une autre race, et en l'astreignant aux travaux les plus pénibles pour lui faire acquérir des choses qui lui sont de la plus parfaite inutilité !
Car c'est ainsi, l'Occident moderne ne peut tolérer que des hommes préfèrent travailler moins et se contenter de peu pour vivre. Comme la quantité seule compte, et comme ce qui ne tombe pas sous les sens est d'ailleurs tenu pour inexistant, il est admis que celui qui ne s'agite pas et qui ne produit pas matériellement ne peut être qu'un paresseux. Sans même parler à cet égard des appréciations portées couramment sur les peuples orientaux. Il n'y a qu'à voir comment sont jugés les ordres contemplatifs, et cela jusque dans des milieux soi-disant religieux. Dans un tel monde, il n'y a plus aucune place pour l'intelligence ni pour tout ce qui est purement intérieur, car ce sont là des choses qui ne se voient ni ne se touchent, qui ne se comptent ni ne se pèsent. Il n'y a de place que pour l'action extérieure sous toutes ses formes, y compris les plus dépourvues de toute signification.
Aussi ne faut-il pas s'étonner que la manie anglo-saxonne du "sport" gagne chaque jour du terrain. L'idéal de ce monde c'est "l'animal humain" qui a développé au maximum sa force musculaire. Ses héros ce sont les athlètes, fussent-ils des brutes. Ce sont ceux-là qui suscitent l'enthousiasme populaire, c'est pour leurs exploits que les foules se passionnent.
Un monde où l'on voit de telles choses est vraiment tombé bien bas et semble bien près de sa fin.
Cependant, plaçons pour un instant au point de vue de ceux qui mettent leur idéal dans le bien-être matériel, et qui, à ce titre, se réjouissent de toutes les améliorations apportées à l'existence par le progrès moderne. Sont-ils bien sûrs de n'être pas dupes ? Est-il vrai que les hommes soient plus heureux aujourd'hui qu'autrefois, parce qu'ils disposent de moyens de communication plus rapides ou d'autres choses de ce genre ? Parce qu'ils ont une vie agitée et plus compliquée ? Il nous semble que c'est tout le contraire.
Le déséquilibre ne peut être la condition d'un véritable bonheur.
D'ailleurs, plus un homme a de besoins, plus il risque de manquer de quelque chose, et par conséquent d'être malheureux. La civilisation moderne vise à multiplier les besoins artificiels, et elle créera toujours plus de besoins qu'elle n'en pourra satisfaire, car une fois qu'on s'est engagé dans cette voie, il est bien difficile de s'y arrêter. Et il n'y a même aucune raison de s'arrêter à un point déterminé. Les hommes ne pouvaient éprouver aucune souffrance d'être privés de choses qui n'existaient pas et auxquelles ils n'avaient jamais songé.
Maintenant, au contraire, ils souffrent forcément si ces choses leur font défaut, puisqu'ils se sont habitués à les regarder comme nécessaires, et que en fait elles leur sont vraiment devenues nécessaires. Aussi s'efforcent-ils par tous les moyens d'acquérir ce qui peut leur procurer toutes les satisfactions matérielles, les seules qu'ils soient capables d'apprécier. Il ne s'agit que de "gagner de l'argent" parce que c'est là ce qui permet d'obtenir des choses. Et plus on en a, plus on veut en avoir encore, parce qu'on se découvre sans cesse des besoins nouveaux. Et cette passion devient l'unique but de toute la vie.
De là la concurrence féroce que certains évolutionnistes ont élevé à la dignité de loi scientifique sous le nom de "lutte pour la vie", et dont la conséquence logique est que les plus forts, au sens le plus étroitement matériel de ce mot, ont seuls droit à l'existence. De là aussi l'envie, et même la haine, dont ceux qui possèdent la richesse sont l'objet de la part de ceux qui en sont dépourvus.
Comment des hommes a qui ont a prêché des théories égalitaires pourraient-ils ne pas se révolter en constatant autour d'eux l'inégalité sous la forme qui doit leur être la plus sensible, parce qu'elle est de l'ordre le plus grossier ? Si la civilisation moderne devait s'écrouler quelque jour sous la poussée des appétits désordonnés qu'elle a fait naître dans la masse, il faudrait être bien aveugle pour n'y pas voir le juste châtiment de son vice fondamental. Ou, pour parler sans aucune phraséologie morale, le "choc en retour" de sa propre action dans le domaine même où elle s'est exercée.
Il est dit dans l'évangile : "Celui qui frappe avec l'épée périra par l'épée." Celui qui déchaîne les forces brutales de la matière périra écrasé par ces mêmes forces, dont il n'est plus maître lorsqu'il les a imprudemment mises en mouvement, et qu'il ne peut se vanter de retenir indéfiniment dans leur marche fatale.
Forces de la nature, ou forces des masses humaines, ou les unes et les autres toutes ensemble, peu importe : ce sont toujours les lois de la matière qui entrent en jeu et qui brisent inexorablement celui qui a cru pouvoir les dominer sans s'élever lui-même au-dessus de la matière.
____________________________
René Guénon, La crise du monde moderne, Bossard, Paris, 1927
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire