C’est donc à peu près
entendu : la guerre de la France contre les organisations djihadistes qui
dure déjà depuis vingt ans durera encore sans doute au moins autant. Dans le
cadre de cette lutte, il est à peu près certain aussi que la foudre, la grande,
celle qui fend les montagnes, ne nous épargnera pas éternellement.
Les attaques de mars 2012
et janvier 2015 ont été dures et surprenantes, en fait surtout dures parce que
nous, et nos dirigeants en premier lieu, avons été surpris alors que de
nombreux éléments indiquaient que cela surviendrait. On ne peut introduire la
notion de résilience dans le Livre blanc de la Défense de 2008 et n’en tenir
aucun compte, se féliciter régulièrement de déjouer des attentats et ne pas
assumer que nous ne pourrons jamais tous les éviter. Ces attaques, et même
celles de janvier dernier, qui ont provoqué beaucoup d’émotion, ne sont
pourtant encore que peu par rapport aux dizaines d’attentats massifs et
d’attaques dynamiques qui ont frappé diverses nations du monde depuis 2001. La
première des responsabilités serait d’expliquer que cela arrivera très
probablement sur notre sol dans les semaines, mois ou années à venir.
Cette grande attaque, sous la forme d’un
commando venu de Libye éclatant en cellules autonomes de massacre au cœur de
Marseille ou d’une équipe de snipers frappant les foules parisiennes une nuit
du Nouvel An… ou tout autre procédé pourvu qu’il soit stupéfiant, sera sans
doute finalement bien traitée, c’est-à-dire contenue et réprimée, par les
services de police. Le dispositif de l’opération Sentinelle, aura
peut-être même cette fois une autre utilité que psychologique. Cela limitera
les effets, mais n’empêchera pas des dizaines, voire des centaines, de victimes
et un immense choc.
Il reste à savoir ce qui se passera le
jour d’après. Quelle sera la réponse à ce qui, bien plus qu’en janvier,
ressemblera vraiment aux attaques du 11 septembre 2001 aux États-Unis ? La
France faisant partie des ennemis privilégiés de plusieurs organisations
djihadistes, il est probable que tout cela a déjà été anticipé. Les discours
forts sont déjà écrits, les actions diplomatiques, les plans de mobilisation
des forces de réserve, ainsi que les plans d’engagement des forces déjà prêts
pour vaincre l’ennemi…
C’est de l’ironie. Il est probable qu’il
n’en est rien. S’il y a bien un message que la France a envoyé après les
attentats de janvier c’est bien qu’elle avait été surprise et qu’elle le serait
encore plus en cas événements particulièrement graves. Car il ne faut
pas confondre les réactions qui ont suivi, le déploiement précipité des
militaires dans les rues de métropole comme on injecte une forte dose
d’antidépresseur, la légère inflexion dans la réduction des budgets et des
effectifs, l’engagement momentané du groupe aéronaval dans le Golfe, la énième
loi sur la sécurité, comme des signes d’une réelle stratégie.
Une stratégie suppose en effet la
définition d’un chemin vers la victoire et la fin de la guerre, et ce chemin on
ne le voit guère.
Pourtant, quand on cumule tous les moyens
engagés dans la « guerre » annoncée par le Premier ministre en janvier, nous
sommes au niveau de l’« engagement majeur » (une expression pour justement
éviter le mot « guerre ») prévu par le Livre blanc de 2013 et certainement
contre l’ennemi prévu par ce même document, tout simplement parce qu’il n’y en
a aucun (juste toujours la même liste de menaces). La confusion n’est
d’ailleurs toujours pas dissipée, le même Premier ministre qui
déclarait la « guerre » annonce maintenant de fait des actions de « police »
en Syrie.
L’épée est donc déjà sortie, mais pour
quel effet ? Nous avons engagé deux brigades dans les rues de métropole afin de
rassurer un peu les Français, nous tentons d’endiguer les organisations armées
nord-africaines avec 3 000 hommes et quelques aéronefs en limite d’un
sous-continent très fragile et de la taille de l’Europe. Quant à nos
12 avions de combat au Proche-Orient, ils réalisent 3 % d’une
campagne de frappes qui n’obtient que des résultats mitigés contre l’État
islamique. Le moins que l’on peut dire est que vu de Raqqa notre contre-djihad
manque singulièrement de punch et nous sommes pourtant à notre maximum.
Quelle sera alors la réponse stratégique
si un commando de l’État Islamique ou d’Al-Mourabitoune parvient à tuer d’un
seul coup à tuer autant de civils que le Lashkar-e-Toiba à Mumbai en 2008, soit
dix fois plus qu’à Paris en janvier dernier ?
Il faudra alors d’abord expliquer aux
Français, pourquoi dans ce pays qui produit 2 200 milliards d’euros de
richesse chaque année, l’État a la plus grande difficulté à en dégager 62 (99
si on avait continué le même effort qu’en 1990) pour assurer ses missions
régaliennes, celles qui assurent la sécurité des Français avec une armée, une
police, un système judiciaire et pénitentiaire, une diplomatie. Pire encore, il
faudra expliquer pourquoi on a diminué en permanence ces moyens, pourquoi on a
baissé la garde alors qu’on ne cessait de dire, y compris dans les documents
officiels, que le monde qui nous entourait était toujours plus dangereux. Il
sera alors difficile à la même classe politique qui a initié et organisé cette
baisse de la garde depuis plus de vingt ans de persuader qu’elle est capable de
porter le fer avec fermeté et efficacité contre l’ennemi. Que ceux qui ont
provoqué le phénomène avec légèreté soient en mesure de le traiter avec
gravité. Que ceux qui ont invoqué des contraintes extérieures pour ne pas agir,
notamment européennes, soit capables d’un seul coup de s’y soustraire. Que ceux
qui faisaient des affaires avec les monarchies du Golfe, y compris un ancien
président de la République et un ancien chef d’état-major des armées, n’ont pas
fermé les yeux sur leur prosélytisme salafiste dévastateur.
La grande attaque sera peut-être le coup
grâce, non pas de la France qui a résisté à bien plus, mais d’une certaine
France. Le balancier permanent entre l’ouverture et la sécurité, pour l’instant
oscillant, basculera largement du côté cette dernière dans un pays à cran. Les
conséquences politiques internes en seront sans doute considérables, en
particulier en période électorale. Les conséquences sociétales le seraient
aussi, ce serait d’ailleurs peut-être un des objectifs de l’attaque. Il faudra
gérer la crise autrement que par des slogans, des numéros verts et la
désignation de « référents » antiracistes. Il faudra gérer des colères de tous
côtés et on ne voit pas très bien comment cela évoluera.
Il y aura des conséquences aussi sur la
vie internationale. Il sera difficile de ne pas réagir autrement que par des
gestes symboliques ou de faible volume. Le problème est que nous n’avons pas
vraiment les moyens de vaincre seuls une grande organisation armée comme l’État
islamique. Non seulement nous avons réduit notre effort budgétaire, mais, en
nous contentant de gérer, difficilement, le modèle de forces hérité de la
guerre froide, et en raisonnant en termes de listes de menaces (« le
terrorisme ») au lieu d’ennemis sur lequel nous modeler, nous avons un outil de
défense apte à tout, mais bon à ne vaincre aucun ennemi un peu important. À cet
égard, la victoire au Mali ne doit pas faire illusion. Non seulement les
groupes ennemis sur place ne disposaient que de 3 000 hommes et si nous
avons détruit leurs bases locales, nous ne les avons pas vaincus
définitivement. Le combat continuait d’ailleurs, avant que nous décidions de
nous en prendre aussi à l’État Islamique, au moins vingt fois plus important en
effectifs. Au final, nous tenterons bien des choses, mais avec des moyens
insuffisants en attendant, il faut l’espérer, ceux de la mobilisation, mais qui
viendront des années plus tard. En attendant, il faudra faire preuve
d’intelligence, de ruse, et mener aussi une guerre implacable avec des moyens
limités. On ne sent pas cependant l’imagination au pouvoir pour
l’instant.
La direction de la France
est aujourd’hui dans un entre-deux, en paix, mais déjà — à force de
petites réactions — dans un « engagement majeur », inhibée devant la
qualification de l’ennemi (toujours « terroristes » jamais « djihadistes »),
bloquée même devant la notion même d’ennemi préférant parler de criminels,
coincée devant le mot « guerre » tel un gouvernement de 1939, soucieuse de ne
pas déplaire à ses gros clients, acceptant — malgré les événements — la
dégradation de ses instruments de puissance, s’avouant impuissante à trouver
des moyens supplémentaires pour protéger les Français (sa mission
première).
Ce brouillard ne durera pas. La grande
attaque sera une épreuve terrible, mais elle soulèvera le couvercle et
permettra de constater, si nous sommes encore vivants ou déjà morts.
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Michel Goya, "Le jour d'après la grande attaque", blog La voie de l'Epée, 2015
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